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Rétrospective Straub et Huillet à l’Akademie der Künste de Berlin

Les cinéastes Danièle Huillet (décédée en 2006) et Jean-Marie Straub (qui a reçu un Léopard d’honneur au festival de Locarno 2017) ont pendant presque 50 ans de travail commun bousculé le monde cinématographique, sa grammaire comme son public ou ses critiques, sans jamais déroger à leur éthique personnelle et artistique. Cette radicalité s’est heurtée aux systèmes de production et de distribution, sans pour autant freiner ni leur créativité ni leur volonté de réalisation. Leur œuvre, généralement considérée comme hermétique,  trouve dans cette rétrospective une occasion de s’ouvrir au public dans son exhaustivité, forme qui, comme nous le faisions remarquer pour la rétrospective de Tsai Ming-lian permet de mieux appréhender le cheminement artistique – et ici également de positionnement politique dans l’art – des cinéastes.

— Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, à Paris, 1990
© BELVA Film

Refus du naturalisme, choix du matérialisme

Dans les films de Straub-Huillet, tout semble artificiel que ce soit dans la narration et ses scansions, les situations et mises en scène. Ceci est déroutant pour le public qui, après un moment d’acclimatation, soit entre dans l’espace proposé par les deux réalisateurs soit reste à la porte de l’incompréhension. Ce cinéma n’exige pas forcément un effort intellectuel de la part du spectateur, mais plutôt un laisser-aller dans la curiosité, un abandon dans le rythme des mots, l’esthétique organique des images, sorte de transe de la lenteur, voire de la fixité. Une fois que l’on se coule dans l’œuvre, son avant-gardisme devient contemporanéité et, ce qui parle au premier abord d’un temps et de ses luttes révolues et perdues, éclate d’actualité : la roue de l’histoire tourne, telle celle du rémouleur (L’arrotino, 2001) et la mort des petits métiers, sans jamais cesser d’écraser les plus vulnérables de sa ligne de temps. Le hors-champs dans ce cinéma, c’est toute la dramaturgie qui se révèle entre les lignes de narration très littéraire.

D’ailleurs, la particularité des deux cinéastes est de se confronter à des artistes de toutes les disciplines et à leurs œuvres : des textes d’Hölderlin, Kafka, Brecht, Pavese, Mahmoud Hussein, Elio Vittorini, Malraux, la musique de Bach et Schönberg, la peinture de Cézanne par exemple. Jean-Marie Straub confiait à ce propos à Serge Kaganski et Frédéric Bonnaud dans Les Inrocks en 1997:

On ne peut pas adapter un livre si on n’a pas été touché, et une œuvre ne peut pas vous toucher si vous ne l’avez pas rencontrée violemment, dans la vie ­ parce que vous aviez au moins la moitié des expériences en commun avec le bonhomme. Si on a fait Non réconciliés d’après Heinrich Böll, c’est parce que je m’étais posé des questions sur l’Algérie. Et Othon d’après Corneille, ça n’était pas seulement pour raconter l’arrivée au pouvoir du successeur de Néron, ni parce que ça nous rappelait Le Grand sommeil de Hawks, mais parce qu’on s’est aperçu qu’il n’y avait pas une scène de ce texte qui n’ait été une expérience personnelle chez moi ou Danièle, dans nos familles ou avec les gens dans la société. On ne peut pas faire des choses qui deviennent formes et matières audiovisuelles, si ce n’est pas le fruit de vos propres expériences. Et puis, si des gens nous disent après avoir vu Moïse et Aaron qu’ils ont abandonné leurs préjugés sur Schönberg, que c’est de la belle musique, eh bien on est contents. Quand Leçons d’histoire est passé à la télévision allemande, beaucoup ont écrit pour savoir qui avait écrit le livre, des gens qui ne connaissaient pas Brecht et qui n’étaient pas tellement différents de nous.

Gilles Deleuze parle de l’idée « proprement cinématographique » qui est celle de « la dissociation du voir et du parler » avec pour exemple Hans-Jürgen Syberberg  adepte de l’œuvre d’art totale (Gesamtkunstwerk), Marguerite Duras et les Straub qui opèrent « la disjonction entre le visuel et le sonore. »

Le cinéma de Straub-Huillet refuse également les formatages : leurs films peuvent durer de 2 minutes à presque 2 heures, être parlés dans différentes langues avec toutes sortes d’accents, incarnés par de nombreux acteurs amateurs. Le hors-champ littéraire évoqué plus haut trouve son pendant dans le hors-champ visuel, avec par exemple une caméra qui énumère rapidement les objets d’une pièce, narrant ainsi la modernisation de la société allemande d’après-guerre dans Machorka-Muff (1962). L’âpreté des sujets abordés n’empêche pas une approche empreinte d’humour, que ce soit celui de la dérision ou du réel comique, avec l’usage très efficace des punchline qui de manière lapidaire décochent une critique sociale ou politique. Toujours dans Machorka-Muff (premier film de Straub-Huillet), adapté d’un texte satirique d’Heinrich Böll (Hauptstädtisches Journal, 1956), le général Machorka-Muff (joué par un artiste militant pacifiste, Erich Kuby) dit ainsi : « La démocratie avale n’importe quoi » ou « De temps en temps j’aime bien rendre visite à la classe inférieure ». La satire de Böll – sur la présence du « Mal » qui continue de planer sur la République fédérale allemande – adaptée par Straub a été assez mal reçu par une partie de la critique allemande qui y a vu plus spécifiquement un manifeste contre l’armée allemande. Certes, Straub, objecteur de conscience qui a refusé de participer à la guerre d’Algérie (il n’a été amnistié qu’en 1971) pointe la tradition militaire allemande et insiste sur la critique sociale, mais, du moins avec le regard 2017, c’est bel et bien le propos de Böll qui ressort immédiatement tel un diable de sa boîte au visionnage du film, celui des démons fascisants qui se rappellent régulièrement aux effroyables souvenirs du monde : « L’opposition ! C’est quoi ? Est-ce qu’on a la majorité ou non ? » – général Machorka-Muff.
Pour apprécier l’ironie véhiculée par ce court métrage (17 minutes), il faut revenir au tout début du film qui prévient dans un insert «un rêve symboliquement abstrait, pas une histoire ».

Geschichtsunterricht (1972) de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub
© BELVA Film

Difficile de parler de tous les films, mais pour ceux qui s’intéressent à la peinture, après Cézanne (1989), Straub et Huillet continuent leur réflexion sur l’image dans une mise en abîme passionnante de l’histoire de la peinture avec  Une visite au Louvre (2003), sur un texte tiré de Ce qu’il m’a dit, dialogues entre Cézanne et Joachim Gasquet (in  Cézanne, Paris , Les Éditions Bernheim-Jeune, 1921), lu tout en incarnation par Julie Koltaï, sur une musique de Bach. Mais la visite au Louvre de 48 minutes se termine dans la lumière de la nature ou qui s’articule avec la sensation de l’image du moment vécu, à la fois éphémère et éternel. Magnifique.
Pour ne pas négliger les adeptes de musique – surtout que le travail du son est également une spécificité de Straub et Huillet – citons Introduction à la « Musique d’accompagnement pour une scène de film » d’Arnold Schönberg (titre original : Einleitung zu Arnold Schönbergs ‘Begleitmusik zu einer Lichtspielscene’ ; 1972) qui met en miroir les lettres de Schönberg à Wassily Kandinsky de 1923 avec un extrait du discours de Bert Brecht de 1935 fait à Paris lors du Congrès international des écrivains pour la défense de la culture, lus dans un studio d’enregistrement d’une voix monocorde ramenant au rendu d’un son venu du passé, énonçant l’opposition au fascisme autour  d’images hétéroclites d’archives ou jouées, sur l’opus 34 du compositeur autrichien. La puissance de cette mise en imbrication d’artistes par les deux cinéastes (qui mettent également en question leur position en s’insérant dans le dialogue, à travers Danièle Huillet, caressant son chat, reprenant Brecht dans une critique du capitalisme) monte tout au long des 15 minutes que dure le film, pour finir dans la démonstration ultime du dernier plan : une coupure de journal autrichien relatant la relaxe des deux architectes du camp de concentration et d’extermination d’Auschwitz.

Dans l’esprit d’art total véhiculé par les deux artistes, l’Akademie der Künste de Berlin propose, à côté de cette rétrospective, une exposition, une semaine Arnold Schönberg et des rencontres questionnant l’œuvre de Straub-Huillet à l’aune du présent.

Sagen Sie’s den Steinen – Zur Gegenwart des Werks von Danièle Huillet und Jean-Marie Straub
Rétrospective du 15 au 5 novembre 2017 (dans plusieurs cinémas de la ville).
Exposition jusqu’au 19 novembre 2017.

Programme : http://huilletstraub-berlin.net

Malik Berkati, Berlin

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Malik Berkati

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