Locarno 2024 : Alfonso Cuarón a reçu le Lifetime Achievement Award, la distinction du Locarno Film Festival qui récompense les personnalités du cinéma aux parcours émérites
Avant sa remise de prix sur la Piazza Grande, au Forum Spazio Cinema, le réalisateur mexicain, lauréat de cinq Oscars, a rencontré la presse et le public, venus en masse, pour retracer sa vie et ses films.
Un cinéma extraordinairement singulier
Le réalisateur Alfonso Cuarón n’a pas réalisé beaucoup de films. Chacun d’eux est la preuve non seulement de son incroyable talent, mais aussi de sa créativité et de son imagination galopante qui exultent sa passion sans limites pour le cinéma. À l’instar de son ami et compatriote Guillermo del Toro, venu présenter El Espinazo Del Diablo (L’échine du diable) au Festival de Locarno en 2002, et avec lequel il échange beaucoup et souvent, Alfonso Cuarón navigue entre des films à petit budget au Mexique et des superproductions à Hollywood qui financent les premiers. On le voit ainsi jongler avec aisance entre des adaptations de De grandes espérances (1998), Harry Potter et le Prisonnier d’Azkaban (2004), Les Fils de l’homme (2006) et l’audace subtile de classiques modernes tels que Y tu mamá también (2001), Gravity (2013) – récompensé par sept Oscars – et Roma (2018), Alfonso Cuarón incarne l’essence même de l’artiste contemporain caméléon, capable de relever tous les défis.
Découverte du septième art
Sur sa rencontre avec le septième art, Alfonso Cuarón se souvient avec une nostalgie empreinte d’humour :
« Ma famille était issue de la classe moyenne mexicaine, mon père était médecin et ma mère chimiste, rien à voir avec le cinéma. Je suis tombé amoureux du cinéma très tôt. Enfant, j’ai commencé à aller de plus en plus souvent au théâtre et c’est là que j’ai su que je voulais devenir metteur en scène. Même si à cette époque je ne faisais pas de différence entre les différents métiers du cinéma, j’ai toujours voulu faire des films mais je ne savais pas ce que cela signifiait. Un jour, mes parents étaient sortis et je suis allé dans leur chambre pour regarder des films en espérant y voir des films pour adultes. Mais j’ai vu des films comme Les Quatre Cents Coups (1959) de François Truffaut. Cela a été une révélation. Je ne comprenais pas le cinéma, par exemple, quand je regardais les films de Jean-Luc Godard à neuf ans, mais j’étais fasciné par eux. Le Mexique était alors le seul pays d’Amérique latine à avoir accès aux films de l’ex-Union soviétique. Ces films venus de Pologne, de Hongrie, de Tchécoslovaquie m’ont ouvert le regard. »
À peine diplômé, Alfonso Cuarón rencontre celui qui deviendra son chef op, Emmanuel Lubezki Morgenstern, que tout le monde surnomme « Chivo » et qui est encore étudiant à l’époque. Mais quand ses films à petit budget réalisés sont faits au Mexique, le cinéaste redouble de qualités et devient polyvalent. Il est non seulement réalisateur mais travaille également comme directeur de la photographie, producteur et a toujours monté lui-même la plupart de ses films. Le cinéaste précise à propos de cette polyvalence :
« Quand on commence, il faut tout faire soi-même. Pour moi, le montage, c’est monter le scénario et le réécrire en quelque sorte. J’ai mis beaucoup de temps à tourner mon premier film, je n’étais pas sûr de l’écrire. Comme j’étais papa à vingt ans, je devais gagner ma vie. Au départ, le cinéma était pour moi une manière d’essayer de gagner de l’argent à différents postes : d’assistant réalisateur à monteur. »
Son premier film, Sólo con tu pareja (1991), a été tourné avec son frère Carlos. Avant que Cuarón ne devienne réalisateur, il régnait un climat oppressant dans le cinéma mexicain. Le réalisateur commente cette période :
« Deux films par an sortaient, mais toujours par des réalisateurs déjà connus. Il n’y avait pas de place pour les jeunes réalisateurs, puis la situation a changé. Mais à un moment donné, j’ai été contraint d’exporter son entreprise aux États-Unis. Rester au Mexique signifiait faire « des feuilletons ou des publicités », et ce n’était pas ce que je voulais. Je n’avais jamais prévu d’aller à Hollywood mais Sydney Pollack a vu mon premier film et m’a proposé un travail à Los Angeles. Je n’ai jamais revu mes anciens films après les avoir tournés, je préfère garder les souvenirs. »
L’expérience Harry Potter
En 2004 sort Harry Potter et le Prisonnier d’Azkaban, le troisième film de la saga du sorcier le plus célèbre du monde. Derrière la caméra se trouve Alfonso Cuarón, à la plus grande surprise et la plus grande joie de son public inconditionnel. Quand il a été sollicité pour réaliser ce chapitre de la saga écrite par J.K. Rowling, le cinéaste pensait décliner l’offre, mais son ami Guillermo del Toro l’a vivement incité, « avec des termes mexicains très éloquents », de lire le livre comme le scénario. Alfonso Cuarón se souvient avec amusement :
« Je n’avais jamais prévu de faire Harry Potter, c’est arrivé. Je me suis retrouvé sans travail et sans argent et j’étais sur le point de devenir père, alors j’ai accepté. L’aventure Harry Potter m’a servi de leçon pour ensuite tourner le film de science-fiction Les Enfants des hommes (2006) qui a été un véritable fiasco commercial à sa sortie. Finalement, ce fut un plaisir de faire Harry Potter et j’adore l’univers créé par J. K. Rowling, car il est basé sur l’humanité. Les gens de votre entourage peuvent vous aider à reprendre confiance. Sur le tournage, ce fut le cas avec l’acteur anglais Alan Rickmann, qui jouait le Professeur Rogue dans Harry Potter. Il était très intimidant avec sa voix grave mais quand il m’a dit : « Alfonso, on est là pour toi, on est là pour servir ton film ». Alan m’a l’a fait grandir dans mon travail. »
Mode d’expression : plans-séquences
Réputé pour les plans-séquences dynamiques qui caractérisent les scènes les plus mémorables de ses films, souvent très picturaux, Alfonso Cuarón se distingue également par sa capacité à diriger les comédiennes et les comédiens avec une grande assurance. Passé maître dans la direction des comédien.nes, il excelle à sublimer le talent de ses interprètes et à en tirer des performances emblématiques qui comptent souvent parmi les meilleures de leur carrière. Parmi eux, figurent des stars mexicaines comme Diego Luna et Gael García Bernal, honoré par le Excellence Award Moët & Chandon au festival de Locarno en 2012. Mais on trouve aussi devant la caméra d’Alfonso Cuarón des vedettes hollywoodiennes telles que Julianne Moore, George Clooney, Michael Caine, Clive Owen et Sandra Bullock. Alfonso Cuarón sait aussi découvrir de nouveaux talents, comme il l’a fait avec Yalitza Aparicio, jeune pousse du cinéma dont la prestation dans Roma lui a valu une nomination à l’Oscar de la Meilleure actrice.
Les cinq Oscars
Cinq fois oscarisé, Alfonso Cuarón est un réalisateur connu pour avoir réalisé et scénarisé de nombreux films salués tant par la critique que par le public, tels que Roma, Gravity, Les Fils de l’homme et Y tu mamá también.
Quand le cinéaste se met à parler de Gravity, il se souvient de l’enthousiasme de Sandra Bullock qui trouvait les astuces ingénieuses du cinéaste sur le tournage, ce qui l’encourageait, car, contrairement à ce que le public a pu imaginer, le film bénéficiait que de peu de moyens techniques. Alfonso Cuarón commente avec le regard songeur, teinté de mélancolie :
« Ce film m’a sauvé la vie. Après ce film, ce fut le premier moment où je me suis retrouvé financièrement stable et j’ai décidé d’investir mon argent pour le prochain film. Pour moi, l’important, c’est l’expérience du public à un moment donné. »
Alfonso Cuarón fut le premier Mexicain à remporter un Oscar avec Gravity en 2014 puis en 2019 avec Roma.
Roma, une nouvelle aventure
La réinterprétation de la réalité à la lunette de Cuarón est une expérience unique, enivrante et exaltante. Dans Roma abondent des références autobiographiques, par exemple, le nombre de personnes dans la famille et une maison dans la colonie de Rome mais cela ne se veut pas un film personnel. L’intention est donc de tout retravailler à travers le cinéma. Ce film a été un énorme succès auprès du public comme de la presse. Pourtant, le réalisateur ne l’a pas vécu ainsi. Le cinéaste argue :
« Le tournage de Roma a été intéressant sur le plan créatif mais dévastateur sur le plan émotionnel. C’est mon film le plus personnel, de nombreuses scènes se sont réellement déroulées dans ma vie : c’était comme être interné dans un sanatorium et subir des électrochocs. Je traversais encore une fois diverses adversités dans ma vie, pour moi le succès est un vide complet. Après avoir terminé le tournage, je me suis complètement détaché du film. Le processus, à tout moment, était un souvenir. Même la plupart des choses dans le film sont nées précisément à partir de maintenant. Des thèmes chirurgicaux qui m’ont semblé pertinents lors d’un processus de mémoire dans lequel j’ai été frappé mois après mois. En général, je suis coupable parce que parfois je pense que c’est un péché de faire trop de recherches sur mes films. »
À la fin de l’entretien, Alfonso Cuarón, qui a souvent mentionné les conseils et les suggestions que Guillermo del Toro lui fournit régulièrement, confirme que la réciproque est valable :
« Nous parlons très souvent de nos films, de nos projets, de nos vies. L’échange est constant et très enrichissant. »
Carte blanche à Alfonso Cuarón
Au GranRex de Locarno, Alfonso Cuarón a présenté le film d’Alain Tanner, Jonas qui aura 25 ans en l’an 2000 (1976) en commentant que « le cinéma (de Tanner) est à l’individu et à la société et il façonne l’autre. Le point de départ doit être l’expérience des protagonistes et leur humanité. ».
Le prochain projet d’Alfonso Cuarón, Disclaimer, est une série avec Cate Blanchett et Kevin Kline réalisée pour Apple TV+, et dont le lancement est prévu le 11 octobre. Il soutient égalememnt les projets de ses pairs : en 2022, il a produit le court métrage d’Alice Rohrwacher, Le pupille, qui a été nommé aux Oscars et lui a valu de devenir le deuxième artiste au monde reconnu dans sept catégories d’Oscars différentes. Alfonso Cuarón continue de collaborer avec son partenaire de longue date, Anonymous Content.
Le directeur artistique du Festival, Giona A. Nazzaro, a déclaré :
« Alfonso Cuarón est un créateur visionnaire d’imaginaires mouvants et libérateurs. Alliant son goût pour l’expérimentation à l’envergure des grands écrivains populaires, il a su captiver l’imagination et toucher les cœurs de millions de spectatrices et de spectateurs, partageant la fascination qui l’a lui-même ravi dès son enfance, bercée par la lumière du cinéma classique mexicain. Du roman initiatique à la science-fiction, en passant par le mélodrame et les grandes sagas comme Harry Potter, Alfonso Cuarón se réinvente à chaque film, toujours animé par le plaisir du cinéma, façonnant ainsi une œuvre profondément éclectique. »
Le Locarno Film Festival a honoré Alfonso Cuarón en lui remettant le Lifetime Achievement Award, Prix à la carrière du Festival, en reconnaissance de son parcours exceptionnel. C’est à l’occasion de la remise de cette récompense qu’a eu lieu la projection de Jonas qui aura 25 ans en l’an 2000, œuvre choisie personnellement par le cinéaste mexicain. Avant la projection du film, Alfonso Cuarón a discuté avec le directeur de la Cinémathèque suisse, Frédéric Maire (qui a été directeur artistique du festival de Locarno de 2009 à 2011), de l’influence du réalisateur suisse sur son propre travail et sur l’histoire du cinéma en général.
Firouz E. Pillet, Locarno
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