Berlinale 2020 – Compétition : Irradiés de Rithy Panh – L’âme brûlée de l’humanité
Cette année, la sélection de la compétition laisse parfois songeur – on ne parle pas de la qualité, qui elle chaque année comme dans chaque festival provoque des incompréhensions, voire de petites (à l’échelle des événements obscènes du monde) colères, mais du choix des sections. Ceci d’autant plus que Carlo Chatrian, pour sa première année en tant que directeur artistique a eu l’idée étrange de créer une nouvelle section compétitive – Encounters (on en parle ici) qui permet de présenté des films qui « qui défient les lois purement économiques du marché ». Très bien. Mais alors pourquoi avoir jeter en pâture certains films à la critique en les mettant en compétition officielle plutôt que dans cette nouvelle section… mystère. Car il faut savoir que la section dans laquelle sont présentés les films importe dans la critique d’un film pendant un festival – il est même tout à fait commun qu’un même journaliste fasse une critique un peu différente dans son approche et appréciation d’un même film lorsque celui-ci sort en salle. Irradiés fait partie de ces films qu’on aurait préféré voir dans une autre section pour ne pas avoir ce sentiment de démagogie dans sa sélection.
Méticuleusement, les mains d’un homme assemblent une maison modèle dans laquelle il place un trésor sauvé comme dans un sanctuaire : une photo de famille. C’est ainsi que commence le voyage dans l’indicible horreur et douleur que nous propose Rithy Panh de faire dans le 20e siècle. Indicible mais montrable. Car des images d’archives, il y en a à faire régurgiter toute l’humanité. C’est peut-être l’élément de réflexion le plus intéressant qui ressort de ce flux d’atrocités : l’intention du film est de montrer, démontrer mais surtout rappeler – dans la veine des innombrables plus jamais ça – encore et encore la cruauté dont sont capables les êtres humains envers eux-mêmes, afin que cela ne se répète pas, plus. L’injonction de ce film est de regarder encore et encore ces images car « le mal est au plus profond » et que « toute force doit s’exercer », cela est sa nature ontologique. Mais justement, cette avalanche d’images allant de la première guerre mondiale aux derniers génocides, épurations ethniques et massacres du siècle prouve bel et bien qu’il n’y a pire aveugle que celui qui ne veut pas voir. Car tout est là, documenté, archivé – par les bourreaux aussi. Nombre de ces images ont été déjà montrées. Cela change-t-il quelque chose à la force destructrice de l’être humain ? L’Histoire nous répond de manière assez claire. En 2020, nous ouvrons nos écrans, voyons des villes rasées, vidées de leurs habitants, un jour ou l’autre les charniers remonteront à la surface de la terre, et que faisons-nous ? Nous laissons pourrir les êtres qui fuient ces horaires dans des camps de réfugiés ignobles, les repoussons hors de nos frontières, les renvoyons chez dans la mort ou les laissons simplement se noyer dans la mer qui engloutit nos responsabilités puisque là, il n’y a même pas d’images pour témoigner de l’inhumanité.
Contrairement au cinéma-réalité auquel Rithy Panh nous avait habitué avec ses précédents films, Irradiés procède d’une démarche artistique et esthétique assumée. L’écran en panoramique est divisé en triptyque ce qui permet à la fois de centrer le regard sur un élément, en répéter d’autres sur les deux extrémités ou varier légèrement les images, le tout donnant un rythme à la fois énergique et, à travers la répétition, un espace permettant d’absorber l’information. Enfin absorber est un bien grand mot, tellement le film est parfois insoutenable : Rithy Pahn n’épargne en aucun cas le spectateur et les horreurs s’enchaînent les unes aux autres pour former le cortège de cadavres et mutilés hantent notre Histoire. Le mal comme les souffrances et les séquelles engendrées sont universels. Cela semble évident, mais il n’est pas tout à fait inutile de le rappeler dans un monde où partout des peuples, des cultures, des religions, des individus se sentent supérieurs aux autres et croient détenir une vérité immanente. Une très belle scène exprime très simplement cette transversalité : des images de Dresde détruite avec en surimpression l’artiste butô qui tient une photographie d’enfant asiatique.
Documentaire-expérimental, l’abstraction d’Irradiés passe par le récit poétique dit mené par les voix de d’André Wilms et de Rebecca Marder et des performances pantomiques dans la tradition du théâtre japonais Kabuki. L’artiste butô (Bion ) entre dans le dispositif de mise en scène du documentaire : il représente les irradiés, leur peau détruite à la chaux sui se décollent sur les plaies à jamais ouvertes, passant de générations en générations.
« Ce que signifie être un survivant ne peut être mis en mots. Continuer à vivre, entrer en contact avec cette irradiation, pour laquelle il n’existe peut-être aucune cause, aucune connaissance, mais contre laquelle il n’existe aucune protection. Le mal irradie. Il fait mal – même aux générations suivantes. Mais au-delà de cette douleur, il y a l’innocence. »
dit le réalisateur
Rithy Pahn inclut dans la dernière partie de son film une longue séquence du chronique d’un été de Jean Rouch et Edgar Morin (1961), celle où Marceline Loridan-Ivens demande à des passants s’ils sont heureux puis marche sur l’esplanade de la Concorde en se remémorant son père, la dernière fois où ils se sont vus dans le camps de concentration, le fait qu’elle est soit revenue et pas lui. Cette scène bouleversante touche à vrai dire plus que toutes les monstruosités imagées face auxquelles, par instinct instinctif de survie, le corps et l’esprit des spectateurs se défend. La démonstration de Rithy Pahn est certes spectaculaire – et juste dans son intention, celle de nous dire que si nous nous croyons immunisés contre cette irradiation, nous nous trompons – , la démarche associative nous plonge si profondément dans l’abomination que l’on est obligé de s’y confronter, quitte à ne pas supporter et à détourner les yeux de l’écran, ou même à sortir de la salle. La question qui se pose alors : est-ce appréhendable, voire regardable en l’état? Au moins, Irradiés aura donné envie de regarder à nouveau chronique d’un été…
De Rithy Panh; avec Bion (l’artiste butô), et les voix d’André Wilms et de Rebecca Marder; France, Cambodge; 2020; 88 minutes.
Malik Berkati, Berlin
© j:mag Tous droits réservés