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Berlinale 2020 – Compétition: DAU-Natasha – Jouer à la bouteille du totalitarisme

De toutes les décisions prises par le nouveau directeur Carlo Chatrian, nulle n’est aussi sujette à la controverse que celle de mettre DAU.Natasha, premier long-métrage tiré du controversé projet DAU, dans la Compétition de cette 70e Berlinale. La première du film, au septième jour de la Berlinale, a laissé beaucoup de spectateur choqués non seulement par les scènes sexuelles (terriblement explicites et non simulées), mais surtout par un viol au cours d’une scène d’interrogatoire conduite par un ancien agent du KGB.

Rappelons le projet : en 2007 DAU débuta comme ce que Khrzhanovskiy appelle “un film d’art et d’essai normal et compliqué”, racontant l’histoire du prix Nobel de physique russe Lev Landau (1908-1968), qui étudia sous la direction du physicien danois Niels Bohr.

— Natalia Berezhnaya, Luc Bigé, Olga Shkabarnya – DAU. Natasha
© Phenomen Film

“Nous avions commencé les préparatifs à Saint-Pétersbourg”, dit Khrzhanovskiy à propos de son projet. “Puis, une semaine avant le tournage, j’ai compris que ce que j’avais créé était une erreur. Je suis retourné voir mes producteurs et je leur ai dit : “J’ai besoin de tout repenser”. Le réalisateur décida alors qu’il ne voulait pas d’acteurs mais qu’il travaillerait avec de vrais artistes et scientifiques. C’est ainsi qu’il construisit le décor de 13 000 mètres carrés recréant dans les détails un institut scientifique soviétique à Kharkiv, en Ukraine. Il y amena 400 personnes volontaires qui y vécurent en immersion totale d’une expérience soviétique réimagée pendant deux années, où chaque mois comptait pour une ‘année soviétique’.  Des serveuses furent embauchées pour gérer les cafétérias de l’Institut et d’anciens fonctionnaires du KGB  dans les forces de police. Les scientifiques de l’Institut étaient périodiquement rejoints par de véritables scientifiques comme le physicien David Gross et le mathématicien Shing-Tung Yau, et par des personnalités du monde culturel, dont Marina Abramović. L’équipement, la nourriture, le matériel scientifique, et même la plomberie y étaient strictement contrôlés pour en vérifier l’authenticité historique – et ajustés au fil du temps, à mesure que l’Institut “avançait” de 1938 à 1968. Et si la plupart des salles étaient équipées de microphones, un seul caméraman (le cinéaste allemand Jürgen Jürges) sillonnait le plateau avec une équipe réduite, capturant 700 heures d’images de 2009 à 2011. La plupart du temps, la vie se poursuivait : un drame d’époque, rigoureusement contrôlé, minutieusement naturaliste, peuplé de vraies personnes.

Au cours des années, le projet Dau s’est définit par une relation morbide entre le réalisateur et les acteurs et l’équipe de production. Il est également marquée par de nombreuses allégations de mauvaise conduite. Dans un article publié le 26 mars 2010 dans le magazine russe Open Space par la journaliste Xenia Prilepskaya, A. une jeune interprète qui demeura presque six semaines sur le plateau, décrit les choix de Khrzhanovskiy pour ses acteurs en ces termes:

‘Un ami m’a alors dit que c’est simple, il suffit de coucher avec le réalisateur. Et il n’a pas besoin de traducteur : il peut s’expliquer en anglais.’

Elle décrit un environnement abusif où le directeur agissait à la façon d’un tyran, renvoyant les gens pour un rien.

‘J’étais complètement insatisfaite de ce qui se passait autour de moi, du fait que les gens travaillaient pour presque rien, que c’était une sorte de travail d’esclave. Beaucoup de travailleurs vivaient généralement dans des casernes.’

Elle précise que c’était peut-être aussi en partie une recréation de l’atmosphère, une immersion dans le fait que tout devrait être terrible.

‘Ils (les travailleurs) étaient vraiment désolés d’avoir été tous renvoyés et ils n’avaient nulle part où aller, parce qu’ils étaient partis de chez eux et quitté leur emploi pour venir travailler sur ce projet.’

B.,  un coordonnateur de Moscou désirant garder l’anonymat, décrit plus précisément son expérience:

‘C’est un projet où on ne dort pas, on ne mange pas, on n’est pas payé. Seule une personne qui se sent très coupable peut le supporter pendant longtemps. (…) Les groupes administratifs changent fréquemment, il est donc impossible de régler quoi que ce soit. Et des choses très simples se transforment en une sorte d’enfer. Lorsque, par exemple, une équipe de tournage arrive, un nombre effarant de personnes – vingt illuminateurs, une équipe de tournage allemande – et que vous êtes assis dans la terreur, vous réalisant que vous n’avez pas d’appartements pour les héberger. En même temps, il est très difficile de louer des appartements, car la direction les veut généralement bon marché – de préférence gratuits. Le résultat est que des choses techniques parfaitement simples deviennent des nuits blanches. Sur d’autres projets, c’est assez simple, généralement tout le monde s’assoit dans des hôtels, loue des appartements au prix du marché… Cela ne devient pas une surcharge de travail. Il s’agit d’une chose technique ordinaire, secondaire, qui s’est transformée en une terrible hémorroïde sur ces tournages.’

— Olga Shkabarnya, Alexei Blinov – DAU. Natasha
© Phenomen Film

Revenons ainsi à DAU.Natasha, qui suit l’actrice Natasha Berezhnaya dans le rôle éponyme d’une quarantenaire qui dirige la cantine de l’institut dans les années 1950. La cantine est le cœur battant de l’Institut et tout le monde y passe : les employés, les scientifiques et les invités étrangers. Le petit monde étroit de Natasha est partagé entre les exigences de la cantine pendant la journée et les nuits alcoolisées avec sa jeune collègue Olga (Olga Sergeevna Shkabarnya), au cours desquelles les deux femmes se querellent et se confient leurs espoirs d’un avenir différent. Un soir, lors d’une fête, Natacha se rapproche d’un scientifique français en visite, Luc Bigé, et les deux couchent ensemble. Le lendemain, Natasha est convoquée par le général du KGB Vladimir Azhippo, qui l’interroge brutalement et l’humilie sur la nature de sa relation avec l’invité étranger. Le but d’Azhippo étant d’obtenir une espionne au sein de l’Institut, il utilise sur Natasha une technique d’humiliation raffinée, combinaison de ‘policier gentil et méchant’, de questions confondantes et de violences psychologique. Il finit par la forcer à se déshabiller et la viole avec une bouteille en lui disant qu’elle ‘finira par aimer cela’. Après cela, par calcul ou par soumission, Natasha flirtera avec son abuseur en lui disant ‘qu’il a des yeux extraordinaires’.

Confrontée aux questions des journalistes choqués, l’actrice Natalia Berezhnaya a défendu le projet en conférence de presse après la première:

“Nous étions libres, nous savions ce que nous faisions et nous avons tourné ces scènes en toute indépendance”,

a-t-elle déclaré aux journalistes. À l’entendre, nous n’avons pu nous empêcher de penser à Maria Schneider, l’actrice du Dernier Tango à Paris (1972) qui, après que Marlon Brando ait improvisé sur elle une scène de pénétration anale (sans son consentement et avec la complicité du directeur Bernardo Bertolucci), défendit elle aussi scène et directeur après la première. Schneider reconnu plus tard en vouloir énormément à Bertolucci, qui jamais ne s’excusa. La jeune actrice fut profondément affectée de cette trahison et sombra dans l’alcool et les drogues. Elle mourut prématurément en 2011.

Maintenant que des informations plus concrètes et des images réelles sont diffusées dans le monde entier, il devient inconfortablement clair dans quelle mesure Khrzhanovsky a poussé son projet. En 2020, après les douloureuses avancées en matière de responsabilité et de représentation qui se sont manifestées dans des mouvements comme #MeToo, sommes-nous encore prêts à excuser les excès des hommes au nom de l’ambition artistique ou du “génie” ?

De Ilya Khrzhanovskiy, Jekaterina Oertel; avec Natalia Berezhnaya, Olga Shkabarnya, Vladimir Azhippo, Alexei Blinov, Luc Bigé; Fédération Russe, Ukraine, Allemagne, Royaume-Uni; 2020; 145 minutes

Anne-Christine Loranger, Berlin

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Anne-Christine Loranger

Journaliste / Reporter (basée à Dresde)

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