Berlinale 2025 : Une édition anniversaire – Le festival veut célébrer ses 75 ans de manière apolitique dans un contexte ultra-politisé
La Potsdamer Platz, nouveau centre berlinois flamboyant au début des années 2000 et cœur vibrant de la Berlinale, est aujourd’hui un lieu triste, en reconstruction, qui perd peu à peu ses fleurons. Le dernier en date : le bâtiment qui abritait le Musée du cinéma, les archives ainsi que les salles d’Arsenal. Cependant, du 13 au 23 février, la place retrouvera quelques couleurs avec la chasse à l’Ours autour de la Marlene-Dietrich-Platz et son tapis rouge.
© Richard Hübner/Berlinale
De tout temps, les stars et les grands studios hollywoodiens ont préféré Cannes et Venise aux températures fraîches de Berlin en février. Pourtant, jusqu’à la fin de l’ère Kosslick (2019), des artistes de renommée mondiale foulaient les pavés gelés, la Berlinale demeurant le troisième festival le plus important au monde et le premier en termes de fréquentation publique.
Pendant la période de Carlo Chatrian et Mariette Rissenbeek (2020-2024), les stars ont pratiquement disparu de la Berlinale, il faut le reconnaître, la pandémie n’ayant rien arrangé. Avec l’arrivée de la nouvelle directrice, l’Étasunienne Tricia Tuttle, et de son excellent carnet d’adresses – elle a dirigé le Festival du film de Londres (BFI London Film Festival) pendant cinq ans –, les films d’art et d’essai ainsi que les premiers longs-métrages côtoieront des cinéastes confirmés, et quelques stars seront de la fête pour cette édition jubilaire.
Parmi elles, citons Richard Linklater, de retour en compétition avec Blue Moon et ses deux acteur·trices principaux·ales, Ethan Hawke et Margaret Qualley ; Jessica Chastain, également en lice pour Dreams de Michel Franco ; ainsi que Radu Jude, Bong Joon-ho, Hanna Schygulla, Hong Sang-soo, John Magaro, Ben Whishaw, Vicky Krieps, Rebecca Hall, Timothée Chalamet, Marion Cotillard, Robert Pattinson, Benedict Cumberbatch, Edward Berger, Lars Eidinger et Tom Tykwer, qui ouvrira le festival avec Das Licht.
Tilda Swinton, dont la relation avec la Berlinale est longue et étroite – elle y a présenté 26 films et présidé le jury en 2009 –, recevra l’Ours d’honneur de cette 75ᵉ édition.
De manière générale, le programme de cette année propose un mélange familier de cinéastes renommé·es, de nouveaux·elles réalisateur·trices et de films d’art. Très attendue après le mandat décevant de Carlo Chatrian et Mariette Rissenbeek, Tricia Tuttle ne peut pas réinventer la Berlinale, mais elle s’appuie sur un concept éprouvé : un équilibre entre des films portés par des noms connus et des œuvres aux formes artistiques plus singulières.
À cet égard, la rétrospective de cette année pourrait être un moment fort, mettant en lumière des exemples marquants du cinéma de genre allemand, tant de l’Ouest que de l’Est, souvent sous-estimé (lire ici le compte rendu en allemand des films, rédigé par Harald Ringel). Les films de genre occupent étonnamment également une place importante dans les sections Panorama et Forum.
Cette sélection inhabituelle semble être une réponse à un élément qui fait défaut cette année : les sujets politiques polémiques. Traditionnellement, la Berlinale est un festival dont l’ADN est profondément politique. D’abord, parce qu’elle est née sur les ruines de la Deuxième Guerre mondiale, à Berlin-Ouest, avec l’ambition de devenir « la vitrine du monde libre » (Schaufenster der freien Welt). Pendant la Guerre froide, elle se voulait une fenêtre ouverte sur le monde et un lieu de rapprochement entre l’Est et l’Ouest. Depuis, le festival a abordé sans inhibition les questions les plus brûlantes, tout en étant à la pointe des enjeux sociétaux, avec des initiatives volontaristes telles que l’instauration, dès 1987, du Teddy Award, récompensant le meilleur film traitant de thématiques LGBTQI+, l’alternance systématique entre un président et une présidente du jury une année sur deux, ou encore la publication de statistiques précises en matière d’inclusivité (répartition par identités de genre, origine des films, etc.).
Cependant, depuis l’édition 2024 et l’attribution du Prix du meilleur documentaire à No Other Land du collectif palestino-israélien représenté par Basel Adra et Yuval Abraham, les tensions se sont intensifiées. Leur dénonciation de l’apartheid en Cisjordanie occupée et les appels de cinéastes à un cessez-le-feu à Gaza pendant la cérémonie de clôture ont provoqué un tollé politique et médiatique sans précédent. Conséquence directe : cette année, la politique est devenue un sujet tabou.
Tricia Tuttle a précisé lors de la conférence de presse qu’elle avait conscience que « la Berlinale a toujours été marquée par la politique, mais nous voulons que les gens parlent à nouveau de films et de l’art du cinéma », ajoutant qu’« il n’y aura pas de discours politiques lors de la cérémonie d’ouverture ».
La « vitrine du monde libre » et la liberté d’expression des artistes, valeur fondatrice du festival, semblent aujourd’hui fragilisées par la politique allemande vis-à-vis du Proche-Orient, davantage guidée par l’expiation de son passé nazi que par les principes du droit international et des droits humains. Le festival mise sur des films traitant de sujets politiques consensuels en Allemagne : l’Ukraine, la Shoah, l’Iran et la question des otages israéliens. Parmi eux, A Letter to David (Michtav Le’David) de Tom Shoval, un film bouleversant et déroutant dans sa mise en abyme, consacré à David Cunio, otage israélien toujours détenu par le Hamas à Gaza depuis son enlèvement le 7 octobre 2023. Cunio avait joué dans le premier long-métrage de Shoval, Youth, présenté à la Berlinale en 2013, qui portait justement sur un kidnapping.
Cependant, la réalité rattrape le festival, malgré cette tentative de faire profil bas. Le cinéma capture l’air du temps, et c’est sur un autre front, celui de la politique intérieure, que certains films de la programmation entrent en résonance directe avec la réalité politique allemande. Deux documentaires, Die Möllner Briefe de de Martina Priessner et Das Deutsche Volk de Marcin Wierzchowski, rappellent l’ancrage profond de l’extrême droite en Allemagne en revenant sur les attaques néonazies de Mölln (1992) et de Hanau (2020). La première, une attaque incendiaire à motivation raciste contre deux maisons où vivaient des familles turques, avait fait trois morts – deux enfants et une adulte – et de nombreux·ses blessé·es graves. La seconde, une double fusillade à caractère raciste, avait causé la mort de neuf personnes et blessé plusieurs autres.
Ces films seront projetés dans un climat politique particulièrement tendu en Allemagne, où le « pare-feu » contre l’extrême droite (Brandmauer, comme le disent les Allemand·es) s’est fissuré le 29 janvier 2025. Ce jour-là, une motion parlementaire sur l’immigration, proposée par Friedrich Merz (CDU-CSU), a été adoptée grâce au soutien du parti d’extrême droite Alternative pour l’Allemagne (AfD), déclenchant une vague de protestations à travers le pays. Un contexte brûlant, alors que l’Allemagne s’apprête à voter lors des élections fédérales anticipées, prévues le 23 février 2025… soit le dernier jour de la Berlinale.
Dieter Kosslick, à la tête du festival de 2001 à 2019, avait créé deux sections parallèles qui lui tenaient à cœur, dont Kulinarisches Kino. À son arrivée, Carlo Chatrian avait marqué sa prise de fonction en supprimant cette section dédiée au cinéma culinaire et en créant Encounters, une compétition visant à mettre en avant « des œuvres cinématographiques innovantes et audacieuses ». Aujourd’hui, c’est au tour de la nouvelle directrice d’imprimer sa marque : elle abandonne Encounters et introduit une nouvelle section compétitive, Perspectives, dédiée aux premiers longs métrages.
© Véronique Kolber
Cette année, la Suisse est peu représentée, mais deux films se distinguent. Lionel Baier, déjà présent à la Berlinale en 2018 avec Prénom : Mathieu (de la série Ondes de choc, section Panorama), présentera en compétition La Cache, une comédie adaptée du roman éponyme et autobiographique de Christophe Boltanski. Le film suit le jeune Christophe, 9 ans, caché chez ses grands-parents dans un appartement familial à Paris pendant les événements de Mai 68. Michel Blanc y tient son dernier rôle. Avec Heldin, dans la section Berlinale Special Gala, Petra Volpe rend hommage au personnel hospitalier et met en lumière, de manière concrète et éprouvante, les conséquences du manque de soignant·es, aussi bien pour les patient·es que pour les équipes médicales sous pression.
Malik Berkati
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