Enzo, de Robin Campillo et de Laurent Cantet, propose un coming of age, mâtiné de coming out sur fond de fossé social
Présenté à la Quinzaine des Cinéastes 2025, Enzo signe l’amitié de longue date des deux cinéastes, prolongeant, par-delà la mort, leur fertile complicité. En effet, le réalisateur de 120 Battements par minute (2017) a repris le flambeau du tournage qui devait, à l’origine, être réalisé par le réalisateur Laurent Cantet, son alter ego, disparu en avril 2024.
Image courtoisie Agora Films
Après L’Île rouge (2023), film sensoriel sur les derniers soubresauts du colonialisme français sur une base militaire à Madagascar, Robin Campillo a choisi de travailler d’arrache-pied sur le projet de feu son comparse Laurent Cantet, avec lequel il avait écrit le scénario d’Enzo, afin de noyer son chagrin dans le labeur.
Leur amitié était née sur les bancs de l’école de cinéma l’IDHEC, au début des années 1980. Robin Campillo et Laurent Cantet ont ensuite travaillé ensemble pendant quelque trente ans. En parallèle de sa propre carrière de cinéaste, le premier a été le coscénariste et monteur du second sur la plupart de ses films, de L’Emploi du temps (2001), librement inspiré de la véritable histoire de Jean-Claude Romand, au documentaire Entre les murs (2008).
Quand Laurent Cantet a reçu son diagnostic de cancer du pancréas, sans que celui-ci ne le demande à son ami, Robin Campillo s’est naturellement imposé pour mener le projet à terme en donnant vie à ce portrait d’adolescent en proie à de multiples mutations.
Dans la torpeur du Midi, à la Ciotat, Enzo (Eloy Pohu), seize ans, est apprenti maçon sur le chantier d’une immense villa. Il y côtoie des ouvriers d’origines diverses, dont deux réfugiés ukrainiens, Miroslav (Vladyslav Holyk) et Vlad (Maksym Slivinskyi). Confronté au monde du travail manuel, Enzo fuit son milieu pour mieux affronter ses peurs.
Pressé par son père, Paolo (Pierfrancesco Favino), professeur universitaire qui le voyait faire des études supérieures comme son frère aîné, Victor (Nathan Japy), le jeune home cherche à échapper au cadre confortable et huppé mais étouffant de la villa familiale. Se cherchant tant socialement que sexuellement, Enzo flirte sans grande conviction avec une amie de son ancien lycée, Amina (Malou Khebizi). C’est sur les chantiers, au contact de Vlad, qu’Enzo va entrevoir un nouvel horizon.
Au côté de talents confirmés, les jeunes acteurs inconnus, Eloy Pohu et Maksym Slivinskyi, portent le film dans la majeure partie des scènes. Pour les épauler, les deux comédiens sont bien entourés ayant comme partenaires de jeu l’acteur italien Pierfrancesco Favino, révélé pour le public de l’Hexagone dans la peau d’un mafieux par Marco Bellocchio dans Il traditore (Le traître, 2019) et Élodie Bouchez qui interprète ici la mère de famille, Marion.
Talent à suivre, Eloy Pohu apporte une fraîcheur à Enzo, une immaturité nerveuse dont on sent que l’éruption des émotions qui bouillonnent est imminente. Dans cette rage de trouver sa place et de s’affirmer face aux attentes paternelles, le jeune homme prend des décisions abruptes qui débouchent sur des actions spontanées qui peuvent être courageuses ou déraisonnables. Le jeune comédien ancre la puissance émotionnelle de son personnage, dépeint ici tant dans sa découverte du milieu du travail et du prolétariat que dans ses relations conflictuelles avec sa famille. Sous le soleil écrasant du Sud, accompagné par le chant des cigales, Enzo livre une œuvre sensible où ombre et lumière cohabitent dans un contexte de guerre intime et mondiale.
À l’instar de son regretté ami et comparse, Robin Campillo nous livre un récit à la fois social et intime, une formule rodée qui jalonne son cinéma engagé et solaire. Progressivement, le film devient, par paliers progressifs, révélateur des fossés entre les classes sociales et leurs oppositions. Mais on regrette qu’Enzo ne fait qu’effleurer ce thème sans oser aller suffisamment loin pour que le propos devienne socio-politique, laissant le public un brin frustré, d’autant plus que le scénario tente de faire une boucle maladroite dans la guerre en Ukraine.
Quand le film aborde l’aspect queer, non seulement dans le contexte de la sexualité, mais aussi dans un sens plus large d’aliénation et d’émancipation, de ne pas se sentir à sa place dans sa propre vie ni dans son propre milieu, c’est là qu’Enzo convainc et captive, recélant un potentiel infini d’histoires. On ressent alors la rage silencieuse cachée sous la surface paisible de l’adolescent.
Comme le faisait Cantet, Campillo dépeint avec affection et bienveillance les personnages qui ne sont pas jugés dans leurs failles. Le film offre un regard dérangeant, inconfortable et parfois provocateur sur l’effondrement des valeurs, sur les faux-semblants, sur la fausse sécurité de la bourgeoisie européenne autrefois opulente et son État-providence, ici questionnée à travers le personnage d’Enzo et sa révolte. Les derniers moments semblent faire écho à Call Me by Your Name (2018), de Luca Guadagnino, mais fonctionnent mieux en refusant de proposer des réponses faciles. À la fin du film, le public entrevoit de nombreuses possibilités et peut laisser galoper son imagination.
Dans ce récit d’apprentissage et de passage à l’âge adulte, Robin Campillo signe un délicat hommage à Laurent Cantet, soutenu par la performance époustouflante d’Eloy Pohu, mettant en lumière la recherche désordonnée mais sincère dans laquelle il faut se lancer pour se trouver soi-même.
Firouz E. Pillet
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