Fremont de Babak Jalali – Un rêve de vie (dé)livré dans un fortune cookie. Rencontre
Souvent comparé à Kaurismäki pour sa manière laconique de raconter ses histoires, le cinéaste britannique-iranien Babak Jalali emprunte un chemin cinématographique pourtant très personnel. Dans son quatrième long métrage (Frontier Blues, présenté en compétition à Locarno en 2009, Radio Dreams présenté en 2016 à Rotterdam, Land présenté en 2018 à la Berlinale), Fremont, il conte en noir et blanc et en format 4:3 la recherche de Donya pour donner une direction à sa vie. Cette réfugiée afghane, autrefois traductrice pour l’armée étasunienne, est interprétée par Anaita Wali Zada, elle-même réfugiée aux États-Unis et ancienne présentatrice de la télévision afghane.
Loin d’une description tumultueuse ou misérabiliste de la vie de réfugié∙e, Jalali nous entraîne sur le chemin commun de la vie quotidienne, souvent ennuyeuse et répétitive, d’une galerie de personnages qui peuvent être des réfugié∙es, tout comme de simples travailleurs∙euses, des fonctionnaires, des psychologues ou un mécanicien de voiture (Jeremy Allen White) aussi solitaire qu’un loup sans sa meute. Ce sont des gens qui, somme toute, ne sont pas si éloignés de nous, ni si éloignés de certains moments de nos vies.
Babak Jalali aborde le déracinement, la solitude, le traumatisme, le syndrome de culpabilité du survivant qui a mis les siens en danger, de manière douce-amère. Le drame est parsemé de comique absurde qui tisse un lien d’humanité entre les protagonistes, à la fois étranges et banals à l’image de leurs chemins de vie.
Donya vit en Californie, à Fremont, la ville qui compte la plus grande communauté afghane du pays, dans un ensemble immobilier sans âme où vivent d’autres réfugié∙es. Elle travaille dans une usine de biscuits porte-bonheur (fortune cookies) et souffre de troubles du sommeil. Sa vie se cantonne à produire des biscuits, à se rendre chez un compatriote restaurateur, et à manger seule en regardant des soap operas.
L’un des compatriotes de Donya lui offre son rendez-vous avec le psychiatre Dr. Anthony (Gregg Turkington), un rendez-vous qu’elle attend depuis des mois. Ce médecin, excentrique dans sa manière d’aborder ses patient∙es, mène de longues discussions qui semblent être autant une thérapie pour lui que pour ses patient∙es. Il a un dada, celui de mettre en relation les situations de vie avec le roman de Jack London, Croc-Blanc, dont il lit des passages à haute voix, parfois en sanglotant.
Au travail, dans la petite usine artisanale de biscuits porte-bonheur, la femme qui écrit les petits dictons ou les prédictions meurt subitement, dans une scène aussi lapidaire que drôle. Donya saisit sa chance et demande ce poste, ce qui lui permettra d’écrire ses propres mantras, mais aussi d’en profiter pour, telle une bouteille jetée à la mer, envoyer au monde un message avec son numéro de téléphone.
Par sérendipité, avec quelques fausses pistes malicieusement dessinées par Jalali, le parcours de vie de Donya, dans un habillage musical jazzy, prend une direction, un sens, qui, à la fin, s’ouvre sur une rencontre inattendue, dans un élan romantique pondéré qui dessine sur les visages un sourire attendri et un sentiment de feel-good movie. Rencontre avec Babak Jalali.
Pourquoi avoir choisi le format 4:3 ?
Lors de nos discussions avec la directrice de la photographie, Laura Valladao, et le partage de références, principalement issues du domaine de la photographie, cela a conduit à ce choix. Cette décision visait à isoler les personnages et à limiter les mouvements dans l’arrière-plan.
Votre usage du noir et blanc est très astucieux. Au début, l’image est ton sur ton, dans des gris assez foncés, et à mesure que le récit avance, l’image devient plus contrastée entre le blanc et le noir. La lumière est très travaillée…
Au départ, j’imaginais le film en couleurs. Durant la phase de pré-production, une conviction intime, venue des tripes, m’a fait changer d’avis. Je pensais que le film rendrait mieux en noir et blanc, particulièrement au regard des lieux de tournage. Une fois cette décision prise, nous avons adapté ce noir et blanc en collaboration avec la directrice artistique et le département des costumes, afin d’assurer une évolution cohérente tout au long du tournage.
Dans votre distribution, il y a des acteur∙trices connu∙es et d’autres inconnu∙es. Comment avez-vous conçu ce casting, et comment s’est déroulé le tournage entre les expérimenté∙es et les moins expérimenté∙s ?
Mes trois premiers films ont été réalisés presque exclusivement avec des acteur∙trices non-professionnel∙les. C’est la première fois que je mélange les deux et j’y ai pris du plaisir. Lorsque vous mélangez les professionnel∙les et non-professionnel∙les, le défi est de faire en sorte qu’à l’écran, on ne voit pas qui l’est et qui ne l’est pas.
Par exemple, pour le rôle de Donya, il faut savoir que le pool d’actrices professionnelles d’origine afghane est très restreint, pour ne pas dire inexistant. Nous savions donc que cela serait une non-professionnelle. Nous avons lancé un appel sur les réseaux sociaux et à travers les différents canaux afghans aux États-Unis. Nous avons reçu de nombreuses réponses de tout le pays, mais la plupart de ces réponses provenaient de personnes de la deuxième génération. J’étais sérieusement inquiet de ne pas trouver quelqu’un pour jouer ce personnage, et un jour j’ai reçu un courriel d’Anaita qui me disait qu’elle avait 22 ans, qu’elle avait été évacuée d’Afghanistan il y a quatre mois lorsque les Talibans ont repris le pouvoir, qu’elle vivait dans le Maryland à Washington DC, qu’elle n’avait jamais joué auparavant, que son anglais n’était pas très bon, mais qu’elle était intéressée. J’ai fait une visioconférence avec elle, et dès que j’ai vu ce qu’elle dégageait – une sorte de mélange de mélancolie et d’inquiétude –, j’ai reconnu en elle le personnage et le processus qu’elle traverse dans le film, qui consiste à arriver dans un pays seul, sans famille ni ami∙es et devoir tout recommencer depuis le début.
Les autres non-professionnel∙les sont pour la plupart des locaux. Pour Gregg Turkington, dont je suis fan en tant qu’acteur et humoriste, je lui ai envoyé le script et il a accepté. Jeremy Allen White, qui est très connu, est arrivé très tard sur le tournage. Quelques jours avant le début du tournage, nous n’avions pas encore d’acteur pour ce personnage, et j’étais très inquiet. Un de mes amis proches, réalisateur avec lequel Jeremy Allen White a travaillé sur son premier film, m’a dit : « Pourquoi ne l’appelles-tu pas ? » Je lui ai répondu : « Ne sois pas ridicule, il ne fera jamais ce petit rôle. » Il m’a assuré : « Non, il est vraiment cool, essaie ! » Je l’ai appelé, il m’a demandé d’envoyer le scénario, et il m’a immédiatement répondu qu’il l’aimait. Deux jours plus tard, il était sur le plateau.
En fait, avec ce mélange, nous avons eu de la chance. Cela aurait pu rapidement tourner à la catastrophe si tout le monde n’était pas sur la même longueur d’onde. Mais ils et elles sont toutes et tous des êtres humains extraordinaires. Jeremy, par exemple, a tout de suite compris la situation, qu’Anaita était novice et que l’anglais n’était pas sa première langue. Je crois qu’il était intrigué par elle et qu’il voulait la soutenir. Ce qui est intéressant, c’est que les deux premiers jours d’Anaita devant une caméra ont été pour la scène avec Jeremy. Elle a tout de suite été jetée dans le bain, et cela lui a donné beaucoup de confiance pour le reste du tournage.
Votre dispositif de découpage, de cadrage, et montage en saynètes est très effectif. En tant que monteur et scénariste, pourquoi avez-vous opté pour cette forme très statique et composée, pas du tout naturaliste ?
Je ne voulais pas réaliser un film dans les tons réalistes. La composition de l’image consistait à faire le point sur le personnage qui était dans le cadre et non sur ce qu’il se passe autour, lui laisser le temps de prendre possession de la scène, maîtriser le rythme. J’ai co-écrit le film avec Carolina Cavalli et lorsque nous travaillions sur l’histoire, nous avons commencé par les grandes scènes qui forment le squelette du récit, et à partir de ces scènes, l’histoire s’est développée. Par nature, je suis attiré par la forme narrative des vignettes. Mon premier long métrage, par exemple, consiste en 89 photographies, la caméra ne bouge jamais. J’ai un penchant pour cette manière de raconter une histoire, mais pour Fremont, la structure est plus classique, même si cette approche de saynètes demeure. Cela donne une impression de calme, dans le rythme, le ton.
Concernant le montage, je voulais absolument le faire moi-même, car avec cette approche de vignettes, la précision du timing au découpage et au montage est cruciale.
Tout le monde semble très seul dans ce film, pas seulement votre personnage principal, que ce soient les gens du coin ou les étrangers également. Est-ce votre vision des relations entre les gens actuellement ?
Oui, je ne veux pas généraliser mais c’est un peu l’impression que j’ai. Je suis attiré par les gens qui sont un peu bousculés, poussés aux limites de la société. Je voulais que les personnages soient seules, isolés, peu importe s’ils sont du cru ou réfugiés, peu importe leur origine ethnique ou de classe. Tous les caractères satellites sont un peu perdus. L’histoire parle de compassion et d’empathie et si chacun∙e se sent esseulé, l’empathie est un sentiment qui peut émerger.
Vous n’hésitez pas à vous servir de l’humour noir pour faire avancer votre récit…
Oui, tout au long du film, je cherche à insuffler cet humour sec, parfois noir, car c’est une histoire sur une immigrante, et pour moi, il a toujours été discutable que les expériences des migrant·es soient montrées à travers le réalisme social, avec un focus constant sur la misère, la condition misérable qui pousse le public à avoir pitié du personnage. En réalité, cela crée une distance entre le public et le personnage, le transformant en objet de pitié. Cela forme une barrière car vous ne pouvez pas vous identifier. Pour Donya, nous savons qu’elle a un passé difficile, elle le mentionne, mais elle est là, ici et maintenant. Elle a des espoirs et des désirs, elle est ouverte aux possibilités qui se présentent à elle. Utiliser ce ton et ce genre d’humour aide à raconter cette histoire de manière non-mélodramatique.
Donya veut avancer dans sa vie mais souffre du sentiment de culpabilité d’être en sécurité alors que d’autres meurent ou sont en danger. Est-ce un traumatisme que vous avez observé auprès de gens que vous connaissez ?
Moi-même ! Je ne suis pas Afghan mais Iranien. J’ai quitté l’Iran juste à la fin de la guerre Iran-Irak. Nous sommes parti∙es, en tant que migrant∙es et pas réfugié∙es, mais nous n’étions que mes parents et mon frère, ma mère était enceinte de ma sœur. Je me souviens de mon sentiment à l’époque, je me demandais pourquoi nous avions laissé le reste de la famille derrière nous. Cela m’a poursuivi jusqu’à l’âge adulte. Je savais que j’étais chanceux mais je n’arrivais pas à apprécier cette chance, à en être heureux. Je me sentais coupable, et je n’arrivais pas à l’exprimer, je pensais que j’étais le seul à ressentir cela. Mais grâce à des conversations avec des gens qui ont vécu la même chose, j’ai constaté que je n’étais pas le seul, que c’était un sentiment très commun.
Il y a quand même de l’ironie à avoir échappé aux Talibans pour se retrouver dans une fabrique artisanale de fortune cookies… D’où vous vient cette idée ?
Il y a de nombreuses années, Carolina et moi étions à San Francisco et avons visité une usine à fortune cookies. J’ai été fasciné par la production de ces biscuits, par ces vieilles machines qui avaient 60 ans. Et ils en produisent énormément de manière artisanale, comme on le voit dans le film. Je me disais que cela serait fantastique de le montrer dans un film, mais je n’avais pas d’histoire. Avec Carolina, on a élaboré un film sur l’idée de la possibilité : les fortune cookies sont un art d’une vague possibilité. Ils ne vous promettent rien, ni gloire ni argent. Souvent, cela donne des choses qui n’ont pas de sens, mais parfois, il y a des choses profondes qui vous font réfléchir. On s’est dit que Donya, elle-même en quête de compréhension, allait écrire des phrases emplies de sagesse pour les autres.
Vous utilisez la chanson Diamond Day de Vashti Bunyan, l’une des rares scènes où l’émotion de l’héroïne transparaît. Pouvez-vous dire quelques mots de ce choix?
L’utilisation de la musique doit être pertinente pour moi dans le cinéma. Je n’aime pas quand elle surligne des passages de l’histoire, comme faire durer un suspense ou marquer un épisode violent. La musique doit s’intégrer à l’atmosphère du récit. Quand on écrivait le scénario, je savais que ce serait le moment où Donya baisserait sa garde, et cette chanson n’est pas terriblement triste, mais elle est mélancolique. Elle correspondait à l’atmosphère de la scène.
De Babak Jalali; avec Anaita Wali Zada, Hilda Schmelling, Gregg Turkington, Avis See-tho, Siddique Ahmed, Taban Ibraz, Jeremy Allen White, Eddie Tang; États-Unis; 2023; 88 minutes.
Malik Berkati
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