La compagnie des tombes
Ce billet édifiant de Catherine Henri, professeure et écrivaine, a été publié sur l’excellent blog de Luc Cédelle, journaliste au Monde, consacré à l’éducation: Interro Ecrite
Avec son aimable aurorisation, nous reproduisons ce texte qui nous entraîne dans un dédale kafkaïen où se mêlent tragédie personnelle, réseau de solidarité, machine administrative, indifférence, mesquinerie… une histoire singulière dans laquelle se reflètent celles de centaines de milliers de personnes essayant de trouver leur chemin en Europe, en Suisse également où le sujet revient régulièrement dans l’actualité grâce au fond de commerce de l’UDC, réussissant à entraîner le reste de la droite dans une fatale course poursuite, à l’instar du radical-libéral argovien Phillip Müller qui demandait encore le 12 juin dernier que tous les apprentis sans papiers de notre pays soient renvoyés … Une histoire de la banalité singulière de ceux que l’on appelle Les Sans Papiers … Une histoire qui nous rappelle encore et encore que derrière le Papier, il y a un individu.
Alors n’oublions pas: personne n’est illégal. C’est une impossibilité ontologique.
Malik Berkati
La compagnie des tombes
La lecture de ce qui suit requiert un lecteur particulier : pas trop sensible (se souvenir de Balzac : « Toutes les horreurs que les romanciers croient inventer sont toujours au dessous de la vérité »), et absolument confiant dans l’honnêteté de son rédacteur : les faits, les dates, les propos rapportés sont rigoureusement exacts. Seuls les noms ont été modifiés car, comme tous les sans-papiers, ceux-là, celles-là, ont honte, ont peur, ne se déplacent que pour aller à l’école et refusent toute sortie, tout divertissement, ne vont pas en vacances.
J’entends : Une histoire de sans-papiers, encore !
A chaque jour son histoire, ses histoires, toujours déchirantes, toujours recommencées ; l’empathie, la compassion ne sont pas inépuisables. Ceux qui luttent pour les soutenir doivent faire appel à d’autres mobiles que ceux-là. On ne peut sans fin porter le pathétique de ces récits à peu près semblables.
Jamais pourtant vraiment les mêmes.
Appelons-la Leïla.
Le 21 mai 2003, à 18h30 elle révisait son examen d’entrée en sixième avec sa mère, ses deux frères regardaient la télévision avec leur père, sa jeune sœur Naja jouait dehors avec ses amies dans une rue de Boumerdès, près d’Alger. La terre s’est mise à trembler et l’immeuble s’est plié sur lui-même. Toute l’Est de l’Algérois est dévasté. La mère de Leïla s’est jetée sur elle pour la protéger. Une fissure s’ouvre sous la fillette qui tombe dans le sous-sol et survit deux jours sous les décombres avant que des secouristes polonais ne parviennent jusqu’à elle, près d’un cadavre. Ses parents et ses frères sont morts sous les murs écroulés des quatre étages de béton. Seules Leïla, gravement blessée, qui souffre entre autres de multiples fractures, et Naja sont vivantes.
Une de leurs tantes, médecin à Paris, et naturalisée française, arrive sur place le 23 mai et assiste à la fouille des ruines. Elle ne peut que signer les certificats de décès des corps écrasés, méconnaissables.
Voilà pour la tragédie, qui doit susciter terreur et pitié, dit Aristote. Du moins ne peut-on accuser que la fatalité. Mais comment qualifier la suite ?
Pendant plus d’un mois, tant que Leïla est intransportable, sa tante s’active. Bien que mère d’un bébé, elle décide de prendre en charge ses nièces – et de ne pas avoir d’autres enfants pour s’en occuper pleinement. Elle signe un acte notarié de Kafala (droit musulman), qui reconnait officiellement son pouvoir parental sur les deux jeunes mineures, puisque l’adoption n’existe pas dans le droit algérien. En juillet, elle rentre à Paris avec elles, munie d’un visa de long séjour en bonne et due forme délivré par le consulat de France en Algérie, et commence un long travail de reconstruction. Leïla et Naja (qui souffre de troubles auditifs sans doute dus à cet événement puisqu’ils n’ont pas été détectés avant) sont aimées, soignées, bénéficient d’un soutien psychologique, scolarisées au collège, puis au lycée.
Le parcours scolaire de Leïla est difficile, un peu chaotique, mais elles vivent de nouveau dans une famille, leur cousine est une petite sœur. Même leurs grands parents vivent en France avec une carte de résident.
En 2008, les choses se compliquent lorsque les cartes de circulation de cinq ans délivrées par la préfecture arrivent à expiration. Il faut faire une demande de titre de séjour pour les deux sœurs. La constitution du dossier prend des mois. Il y a toujours des pièces nouvelles à fournir. Les rendez-vous au centre de réception des étrangers, puis à la préfecture se multiplient. La tante contacte RESF (Réseau Education Sans Frontières) qui l’aide dans ses démarches, mais le dossier traîne.
Sous un gouvernement qui a décidé qu’il fallait annuellement reconduire 30 000 sans-papiers à la frontière, la tâche des employés de la Préfecture doit demander de la rigueur, du sang froid, la certitude d’accomplir son devoir en appliquant la loi, de l’indifférence, parfois du mépris. Peut-être pour certains, une absence d’humanité.
Que répondre à cet employé qui déclare que « la demande n’est pas recevable puisque les jeunes filles n’ont pas leurs parents en France » alors qu’il a sous les yeux leur certificat de décès ? Et ajoute lorsqu’on lui parle de mère adoptive que « ce n’est pas pareil » ? Ou à cet autre qui soupçonne le visa d’entrée en France des fillettes d’être un faux ? On considère que la France ne peut tenir compte de l’acte de Kafala , ce qui est sans doute juste au regard de la loi, mais « légal » est-il synonyme de « juste » ? D’ailleurs Leïla est désormais majeure, la Kafala n’a plus à être retenue…
En janvier 2010, Leïla reçoit un avis d’OQTF (Obligation de Quitter le Territoire Français) et Naja un refus de titre de séjour. Leur avocate fait appel.
Leïla est une petite fille géante au sourire triste, au regard parfois perdu. Elle s’applique, elle veut avoir son bac. Année après année, elle a été un peu mieux. Jusqu’à ce qu’elle reçoive son OQTF. Et dès que la télévision montre des images de tremblements de terre, Haïti, l’Italie, elle ne peut plus bouger, aller au lycée. Elle n’a rien dit à ses camarades de sa situation, seuls trois professeurs et le proviseur sont au courant ; elle veut être « normale », ne pas susciter la pitié, rêve de voyager, de prendre l’avion, de passer quelques jours en Angleterre : sa mère aimait les voyages. Elle veut « faire du commerce international ».
Qu’a peut-être pu lui dire sa mère en se jetant sur elle ? Son temps s’est arrêté sur cet instant, peut-être sur ces murmures. La résilience est un beau mot. Mais comment y parvenir puisqu’on veut la renvoyer en Algérie, dont elle a oublié la langue, à cause du temps, du traumatisme, et où elle n’aurait que la compagnie des tombes et des fantômes?
Le cas de Leïla et de sa sœur sera jugé au tribunal administratif le 29 juin à dix heures. Elle est dans l’attente de deux sentences : celle du juge, et celle des correcteurs du bac dont elle est en train de passer les épreuves, dans la tranquillité d’esprit qu’on imagine aisément.
Dans certains lycées, des professeurs, avec le rarissime soutien de chefs d’établissement (c’est mauvais pour leur carrière), se sentent le devoir d’aider les élèves qui leur en font la demande à obtenir une régularisation. Ils considèrent l’éducation comme un droit absolu et tiennent aux principes écrits sur les frontons des mairies, même s’ils sont conscients de travailler dans l’illusion, tant le réel leur a fourni des exemples de déni de ces principes. Mise à part cette question d’éthique, ils ressentent les avis d’OQTF envoyés à leurs élèves comme un échec, se sentent responsables d’eux. Cela fait partie de leur engagement personnel d’enseignant.
La plupart des sans-papiers sont déjà des victimes, plus souvent de la guerre ou de la pauvreté que des éléments. Le cas de Leïla n’est malheureusement pas isolé. Il est seulement particulièrement révoltant. Et de ce fait, sans doute injustement pour les autres, médiatisable.
Puisque le respect de la hiérarchie, des ordres venus d’en haut, de la discipline – on a pourtant pu voir, en des temps de barbarie, où pouvait mener un tel zèle – semblent régner dans l’administration, on voudrait voir ces ordres, ou la hiérarchie, changer, ce qui est peut-être en cours. Les élections viennent de nous donner une autre majorité, un autre ministre de l’intérieur, qui plus est, français par naturalisation. Certes, sans baguette magique : rien ne peut changer en quelques semaines.
Quelle que soit la position politique de la gauche concernant la régularisation des sans-papiers, – et il ne faut sans doute plus rêver à la régularisation de tous les sans-papiers, (il y a peut-être quelque chose qui fait peur dans ce tous, comme dans la phrase de Michel Rocard « toute la misère du monde ») – on aimerait au moins rêver à un message vers l’administration préfectorale. Un simple message d’humanité.
Catherine Henri, professeur, écrivain