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Trois kilomètres jusqu’à la fin du monde (Trei kilometri pana la capatul lumii) d’Emanuel Pârvu – Discrimination et patriarcat

Il existe un obstacle que chaque coureur et coureuse de marathon connaît bien : le fameux « mur du marathon ». Il se manifeste par une immense fatigue physique et un défi mental apparemment insurmontable lorsque les réserves d’énergie d’une personne sont épuisées. C’est un peu ce que doit affronter le jeune héros de ce film.

— Ciprian Chiujdea et Laura Vasiliu – Trois kilomètres jusqu’à la fin du monde (Trei kilometri pana la capatul lumii)
Image courtoisie Praesens-Film

Les trois kilomètres avant la fin du monde représentent à la fois un fait physique — se trouver au bout du monde, sur une langue de terre où, au-delà, il n’y a plus rien d’autre que l’eau, l’inconnu. C’est aussi l’apocalypse personnelle d’un jeune homme prisonnier d’une structure sociale qui cherche à broyer sa différence.

Ces trois kilomètres interminables, Adi (Ciprian Chiujdea), 17 ans, devra les parcourir seul, puisant en lui le courage nécessaire pour s’approcher du gouffre de l’inconnu et découvrir si, au-delà, se trouve réellement la fin du monde ou l’esquisse d’un nouveau commencement.

Adi, 17 ans, vit en ville pour ses études. En cet été, il est revenu passer ses vacances chez ses parents, dans son village natal, niché dans le delta du Danube, un lieu accessible uniquement par bateau. Un soir, il est violemment agressé dans la rue. Cet acte de violence déclenche un véritable séisme dans ce petit village tranquille, où règne une routine où police et contrebandiers coexistent en bonne entente sous l’autorité d’un petit chef mafieux local. Adi va se heurter aux murs d’incompréhension de ses parents et à l’hostilité homophobe des villageois. Peu à peu, l’apparente quiétude du village commence à se fissurer. Ce cadre idyllique révèle alors la violence intrinsèque d’une société marquée par ses structures réactionnaires. La convergence de trois autorités transforme ces quelques jours en enfer pour le jeune homme : l’autorité parentale (au nom du qu’en-dira-t-on), l’autorité religieuse (au nom de Dieu), et celle de la police corrompue (au nom de la préservation de la discrétion des bonnes affaires).

La Roumanie a complètement décriminalisé l’homosexualité en 1996, et depuis quelques années, le code pénal reconnaît l’homophobie comme une circonstance aggravante dans les crimes et délits. Cependant, comme dans de nombreuses sociétés européennes — où l’on observe parfois des tentatives de retour en arrière, même dans des pays ayant instauré l’égalité des droits dans tous les aspects légaux — les personnes LGBTQI+ continuent de subir des discriminations et des violences, tant individuelles que sociétales. Parmi ces violences figurent le coming-out forcé ou encore la thérapie de conversion, véritable viol psychique légalisé. Ce dernier est illustré de manière spectaculaire et terrifiante par Emanuel Pârvu, dans une scène psychologiquement difficilement soutenable pour le public.

Adi ne se plaint pas, ne parle pas, ne témoigne pas. Il semble emmuré dans une situation qu’il ne peut pas méconnaître — il est né ici et y a grandi — mais dont il ne parvient pas à trouver le ressort instinctif de survie qui lui permettrait de s’en extirper.  Il sait que le prix à payer est probablement bien plus élevé que de simplement couper le cordon ombilical avec son village : il s’agirait plutôt de se déraciner totalement, de se séparer définitivement de sa famille. Cette attitude est très éprouvante pour les spectateurs et spectatrices, qui se demandent pourquoi il ne prend pas la fuite, loin, très loin, dans la direction opposée à celle du delta et de sa finitude. Vers les terres qui, si elles ne lui garantissent pas un chemin facile, pourraient au moins lui offrir une perspective plus vaste, une ouverture sur un monde plus grand.

À ce carrefour narratif se pose la limite de la fiction : si le jeune héros s’enfuyait, la dramaturgie du film, construite uniquement autour de l’essentialisation du personnage en tant qu’homosexuel, s’effondrerait. La question qui émerge alors est celle du véritable propos qu’Emanuel Pârvu souhaite aborder : s’agit-il de dénoncer la discrimination des minorités, ou ne serait-ce pas plutôt une réflexion, plus conventionnelle et déjà maintes fois explorée dans le cinéma roumain, sur les structures rigides, patriarcales et corrompues de la société roumaine, dont certains aspects restent encore nostalgiques de l’ordre supposé du régime de Ceaușescu ?

Le véritable personnage principal semble plutôt être le père, Dragoï (Bogdan Dumitrache), tandis qu’Adi joue le rôle de faire-valoir sacrificiel dans son histoire. Dragoï doit de l’argent au mafieux local et n’a pas les moyens de le rembourser. Il a tracé pour son fils unique un avenir simple et clair : l’envoyer dans une école militaire une fois sa scolarité terminée et le voir se marier avec une jeune fille du village, avec qui il le voit souvent passer du temps. Lorsqu’Adi est attaqué par les fils du mafieux, Dragoï imagine qu’il s’agit d’une pression pour qu’il règle ses dettes. Hélas (pour lui), ce n’est pas cette dette qui motive les deux jeunes hommes à frapper Adi, mais plutôt le baiser qu’ils ont surpris entre son fils et un jeune touriste de Bucarest. À la honte de devoir de l’argent s’ajoute alors celle d’avoir un fils homosexuel.

S’ensuivent des péripéties impliquant l’église orthodoxe, la police et la politique locale. Mais qu’en est-il vraiment du sujet central, celui de la psychologie d’Adi, ce personnage homosexuel mutique, qui subit, se fait maltraiter, et devient malgré lui l’enjeu de luttes dont les autres protagonistes se moquent en réalité ? Car au fond, il s’agit surtout de préserver le statu quo dans un système clientéliste. Pas grand-chose, et c’est dommage.

De Emanuel Pârvu; avec Bogdan Dumitrache, Ciprian Chiujdea, Laura Vasiliu, Richard Bovnoczki, Valeriu Andriuta, Ingrid Berescu; Roumanie; 2024; 105 minutes.

Malik Berkati

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