Ursula Meier : Trois Quartz pour un saut quantique ?
Les Prix du cinéma suisse 2023 ont été décernés ce vendredi à Genève, au Bâtiment des Forces Motrices, en présence du président de la Confédération, Alain Berset. L’Académie du cinéma suisse a consacré Drii Winter comme meilleur film de fiction, tandis que Cascadeuses a reçu le prix du meilleur documentaire, dans le cadre d’une année de production cinématographique suisse particulièrement, riche, stimulante et relevée. La Ligne, d’Ursula Meier, dont nous avons abondamment parlé ici et là, a brillé en remportant trois Quartz: pour la performance de Stéphanie Blanchoud dans le rôle de Margaret (meilleure interprétation féminine), pour celle d’Elli Spagnolo dans le rôle de Marion (meilleure interprétation dans un second rôle ) et pour le scénario, récompensant l’effort conjugué de Stéphanie Blanchoud, Ursula Meier et Antoine Jaccoud.
Il est intéressant de noter que les Prix du cinéma suisse n’attribuent pas de distinction au meilleur réalisateur ou à la meilleure réalisatrice de l’année. Cette omission peut s’expliquer par la culture de modestie suisse, où la consécration du meilleur film pourrait implicitement honorer son réalisateur ou sa réalisatrice par ricochet. Cette particularité incite à la réflexion, le meilleur film étant traditionnellement considéré comme un prix collectif, placé sous la direction de la production. Elle dévoile des nuances culturelles fascinantes qui enrichissent la compréhension de la façon dont le cinéma est célébré dans notre société…
Et si Ursula Meier avait été consacrée pour la meilleure réalisation ? Ce Quartz à la minéralité virtuelle et subjective, que nous décernons, n’est qu’un prétexte pour changer d’espace et d’énergie, se placer dans la poussière d’étoiles que produit le cinéma de la réalisatrice suisse et française et effectuer le saut quantique qui propulserait Ursula Meier au sommet des talents cinématographiques contemporains.
La cinéaste présente une pléthore de qualités, parmi lesquelles se distingue sa direction d’acteur∙trices et sa maîtrise de la géométrie cinématographique. Deux éléments saillants méritent d’être mis en lumière : d’abord, sa capacité à orchestrer une distribution variée, alliant habilement jeunes talents et acteur∙trices confirmé∙es. Cette aptitude à découvrir de nouveaux visages tout en faisant converger des interprètes chevronnés contribue sans conteste à sa marque de fabrique. Sa maîtrise de la géométrie cinématographique, qu’elle construit au millimètre et emboîte parfaitement le narratif au visuel, crée par ailleurs des œuvres qui transcendent l’écran, suscitant à chaque fois une attente du prochain bond créatif.
Toutefois, cette force peut également être perçue comme une zone de confort qui, paradoxalement, entrave son élan vers un saut quantique cinématographique. Après la projection de ses films, l’air est imprégné de son potentiel, une intuition insaisissable plane et suscite l’attente de sa matérialisation. Son talent se distingue sur l’écran, tout comme on entrevoit également une possibilité inexploitée à la fin de chaque film.
Se pose alors la question cruciale : qu’est-ce qui sépare les œuvres existantes d’Ursula Meier de son potentiel chef-d’œuvre ? Imaginer une recette miracle qui, une fois découverte, transformerait chaque œuvre en un chef-d’œuvre, relève de l’utopie. Si une telle formule existait, le septième art se diluerait dans les méandres du formatage industriel par l’intelligence artificielle. Le mystère d’un tel achèvement reste entier ; cela ne nous empêche d’explorer quelques pistes.
Les acteurs et actrices
Sans entrer dans les détails, il n’est pas nécessaire, dans ce contexte, de cibler des individus spécifiques au sein de la distribution de ses films. Il semble que son point de vue en tant qu’excellente productrice, c’est elle qui a produit le lauréat du meilleur documentaire en 2023 par exemple, puisse parfois l’entraver. Une tentation se dessine, celle de rechercher la célébrité pour la célébrité, même si cela peut nuire légèrement au scénario et à l’image d’ensemble.
À son actif, on compte la découverte de talents tels que Kacey Mottet-Klein (Home, L’Enfant d’en haut, Onde de choc : Journal de ma tête), Elli Spagnolo (La Ligne), la mise sur orbite internationale de Léa Seydoux (L’Enfant d’en haut), et l’excellente utilisation d’actrices confirmées telles que Isabelle Huppert, Gillian Anderson, Valéria Bruni-Tedeschi, Stéphanie Blanchoud. Cependant, dans La Ligne, un personnage surgit à l’écran, non pas en raison de ses qualités, mais en raison de l’incongruité de sa présence, en tant qu’acteur autant qu’en tant que personnage. L’un dans l’autre, la visibilité immédiate du film y gagne ; il attire l’attention de la presse, du public, et ajoute une touche de glamour âpre. Cette intrusion, en soi, n’est pas très préjudiciable, les co-scénaristes réussissent habilement à estomper cette impression d’élément rapporté. L’intelligence de production prend le pas sur la force d’écriture et de relief d’un des personnages. Cette stratégie contribue à une meilleure vente du film, tout en lui donnant un nano goût d’inachevé.
Quelques exemples de mise en scène de La Ligne
Les critiques de cinéma ont une propension à utiliser une expression à la fois absconse pour notre auditoire et faire-valoir dans notre entre-soi : « il y a du cinéma dans ce film », « il n’y a pas de cinéma dans ce film ». Mais qu’entend-on par « du cinéma » dans un film ? Une définition stricte n’existe pas, cependant, plusieurs ingrédients, bien que rarement tous présents simultanément, suffisent à rendre un film excellent, voire remarquable.
L’ampleur de la photographie, une expression créative manifeste et/ou singulière, un scénario capable de percer la réalité en délivrant du réel, du fantastique, ou du symbolique, peu importe, peuvent constituer ces ingrédients. De même, un scénario qui embrasse la complexité, une logique implacable dans la mise en scène, telle que le découpage de l’espace, l’expression du silence, des non-dits, du hors champ, une capacité à faire confiance aux spectateur∙trices en leur laissant un espace d’interprétation et de réception, sont des éléments cruciaux.
Le cinéma d’Ursula Meier est truffé de ces composantes qui insufflent une véritable essence cinématographique à ses œuvres. Cependant, cette richesse se trouve par moments entravée par des phases de retombées dans des espaces plus plats. Bien entendu, il ne s’agit nullement de solliciter de la réalisatrice une démonstration ostentatoire, ni de jouer sur des artifices et des effets, d’autant plus que son œuvre témoigne de la réalité, évoluant à la confluence du naturalisme et de la transcendance, dans un champ d’incarnation organique.
Si la dramaturgie exige que le personnage de Valéria Bruni-Tedeschi, Christina, achète un polo à son jeune amoureux dans un magasin Manor où se déroulera une rencontre décisive, il serait évidemment aberrant d’exiger que cette rencontre dans le parking soit sublimée à l’écran. Néanmoins, alors que la scène d’ouverture du film, au ralenti – un procédé risqué pouvant aisément plonger un film dans le kitsch dès les premières secondes – est non seulement maîtrisée mais balaye d’un souffle puissant l’espace entre l’écran et le siège de cinéma, emportant son occupant∙e dans l’univers du film, que la scène de Noël entre la famille à l’intérieur de la maison et Margaret exclue, collée à l’extérieur sur la baie vitrée, nous cloue sur le siège grâce à la puissance d’évocation du jeu de Stéphanie Blanchoud et à la mise en perspective des lignes de fuite symboliquement impossibles de la mise en scène, coupe le souffle, que certaines scènes, situées sur la ligne bleue des 100 mètres de mise à distance entre les protagonistes nous offrent une respiration et se révèlent être un bijou de cadrage, de symbolisme narratif et, lorsqu’à l’issue temporelle de l’interdiction de s’approcher, la mère et les deux filles attendent Margaret, une poésie bouleversante se dégage, d’autres scènes, potentiellement amples – celles qui, en deux dimensions, pourraient vous envelopper dans une bulle projetant dans le relief du monde – manquent d’élan expressif.
Ursula Meier, qui excelle précisément dans sa géométrie de l’espace cinématographique, pèche dans certaines de ses perspectives, telles que la scène de Noël où Margaret est sur les hauteurs et ses sœurs en contrebas dans la maison. La scène en elle-même est réussie, mais semble simplement manquer d’épaisseur. En vérité, l’affiche du film (version Berlinale) représente la promesse d’un cinéma total que la réalisatrice nous offre. Bien que l’adage dise que les promesses n’engagent que celles et ceux qui y croient, il est indéniable que l’intention est sincère et réelle. Il faut vraiment pinailler pour être déçu, et même dans ce cas, cette déception reste marginale, cette infime distance qui nous sépare du cinéma total.
Lors d’une de nos rencontres, Ursula Meier nous confiait que chacun de ses films germe d’une image originelle. À partir de là, la réalisatrice déploie son processus créatif à la manière d’une artiste-géomètre. Ses films représentent de grands gestes cinématographiques qui vont au-delà de sa maîtrise technique et narrative. On ne peut qu’espérer qu’Ursula Meier intègre un jour le cercle plus restreint de celles et ceux qui font triompher le cinéma, car tout est là, à portée d’onde.
Malik Berkati
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