All That’s Left of You de Cherien Dabis – L’histoire d’un peuple à travers la mémoire d’une famille. Rencontre
De nombreux films ont représenté la souffrance du peuple palestinien depuis l’arrivée des Juif·ves européen·nes, rescapé·es des persécutions antisémites endémiques de leurs pays d’origine et de la Shoah allemande. Mais rares sont ceux qui éclairent avec autant de justesse et de force le contexte et les conséquences de la Nakba – la « catastrophe » de 1948, reconnue en ces termes par l’ONU – sur la situation actuelle. C’est précisément ce que propose Cherien Dabis, cinéaste étasunienne d’origine jordano-palestinienne, à travers cette fresque familiale qui traverse trois générations, de 1948 – début de la colonisation israélienne et de l’expulsion des Palestinien·nes de leurs terres et maisons – jusqu’à nos jours, en passant par la première Intifada de 1987.
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All That’s Left of You suit la destinée d’une famille de Jaffa où Sharif Hammad (Adam Bakri) cultive fièrement sa plantation d’orangers, dont la production est convoitée dans le monde entier. Mais la Nakba vient bouleverser leur existence : Sharif est arrêté et envoyé dans un camp de travail, tandis que leur maison et leur plantation sont confisquées. Sa femme et ses enfants trouvent refuge à Naplouse, chez un oncle, à proximité d’un camp de réfugié·es où la famille doit se rendre pour obtenir ses rations de vivres. Son fils Salim grandit dans ces conditions difficiles avec son frère et sa sœur, qui finiront par émigrer, tandis que lui devient enseignant en Cisjordanie occupée.
Salim (Saleh Bakri) vit avec sa femme Hanan (interprétée par la réalisatrice), leurs enfants et son père âgé (Mohamed Bakri, incarnant Sharif vieillisant) dans la maison voisine. Il tente de protéger les siens du poids du passé, mais son fils aîné, Noor, profondément attaché à son grand-père qu’il considère comme la mémoire vivante et valeureuse de la Palestine, assiste à une scène d’humiliation infligée à son père par des soldats israéliens. Le regard qu’il porte sur lui en est bouleversé : Noor perçoit dès lors l’impuissance de son père face à l’occupation et au pouvoir des armes, et en vient à le juger lâche.
Lors de la première Intifada, Noor, devenu adolescent, se retrouve au cœur d’une manifestation violemment réprimée par les forces d’occupation. Gravement blessé, il est transporté d’urgence dans un hôpital de Cisjordanie, puis en Israël. À partir de là, le cours des événements prend une tournure tragique.
Avec ce film, Cherien Dabis compose une fresque puissante et sensible, dans un esprit humaniste, retraçant septante-cinq ans d’histoire palestinienne à travers un récit profondément intime où s’entrelacent mémoire collective et blessures familiales. Après la scène introductive, Hanan, face caméra, semble s’adresser directement au public sur un ton calme et posé : « Vous ne connaissez pas grand-chose de nous. Je ne vous blâme pas, je veux juste vous dire qui était mon fils. Mais pour cela je dois vous parler de son grand-père. » Une séquence bouleversante qui donne immédiatement le ton et l’intention du film.
Tout en explorant la transmission du traumatisme intergénérationnel et les liens familiaux, la cinéaste adopte un regard traversé par une compassion universelle. Malgré la gravité du sujet, elle insuffle à son film des moments de joie, d’amour et d’humour, miroirs de la dignité et de la résilience d’un peuple qui, malgré les épreuves, continue inlassablement de se relever, et que l’histoire tente sans cesse de faire taire.
Un film nécessaire pour comprendre ce que l’on persiste à nommer « conflit » — alors qu’il s’agit, fondamentalement, d’une condition coloniale.
La rencontre avec la cinéaste a eu lieu avant l’annonce du cessez-le-feu à Gaza le 10 octobre 2025 :
À travers cette fresque familiale et épique qui décrit une descente aux enfers, vous mettez en contexte ce qui est encore souvent nommé « un conflit », alors qu’il s’agit d’une situation de colonisation. Cela a toujours été important de rappeler en Occident qu’il y a eu la Nakba, mais encore plus aujourd’hui, où certain·es proclament que tout a commencé le 7 octobre 2023. J’imagine que vous portez ce film depuis longtemps ; que ressentez-vous à l’idée qu’il sorte maintenant, et à quel point est-il important et urgent d’apporter ce contexte ?
Oui, tout à fait. Le timing est vraiment surréaliste. J’ai écrit ce projet bien avant 2023, il y a très longtemps. Cela peut paraître incroyable, mais nous étions sur place quand les événements du 7 octobre se sont produits. Nous étions en Palestine et nous avons dû fuir ; le film a alors dû repartir de zéro en pré-production.
Mais le sortir maintenant, d’une certaine manière, c’est l’un des plus grands cadeaux de ma vie. Cela m’aide à me sentir moins impuissante face à un génocide diffusé en direct. J’ai l’impression de pouvoir agir, alors je m’investis à corps perdu dans ce projet. C’est la seule chose que je puisse faire pour l’instant. D’ailleurs, partout où je le présente, je constate son impact puissant sur le public. Beaucoup de gens me disent qu’il a complètement changé leur perspective. Je vois à quel point il ouvre les cœurs ; je n’ai jamais reçu autant de câlins de ma vie. Après une projection, les gens viennent pleurer dans mes bras. C’est donc un vrai cadeau de sentir que nous avons créé une œuvre qui sort à un moment où il est crucial que les gens la voient pour comprendre comment nous en sommes arrivé·es là. Comme vous l’avez dit, le film fournit un contexte vital. On me répète sans cesse que tout le monde devrait le voir. Je ne souhaite que cela.
On entend souvent que « avant, il n’y avait rien sur cette terre », mais vous démontrez qu’au contraire, une société entière était organisée et que les Palestinien·nes cultivaient économiquement ces terres…
Tout à fait. Jaffa en était le cœur culturel et économique. C’était une ville couverte d’orangeries entre lesquelles s’élevaient des maisons. On y trouvait des cinémas qui diffusaient, par exemple, des films de Shirley Temple, ainsi que de nombreux commerces et journaux. C’était une ville très cosmopolite, où les gens s’habillaient comme à Paris. Je pense que la lutte palestinienne est difficile à appréhender parce que son récit, la part palestinienne de l’histoire, a été massivement supprimé. Totalement effacé. Omise des manuels scolaires. Comme vous le dites, le récit israélien n’est pas seulement dominant ; il s’est construit sur des mythes fondateurs, comme celui d’« avoir fait fleurir le désert » ou que « la Palestine était une terre sans peuple pour un peuple sans terre ». C’étaient en quelque sorte des stratagèmes marketing brillants. Les gens y ont cru. Le monde y a cru, relayé par les médias de masse. L’histoire du Néguev et du nettoyage ethnique qui s’y déroule a toujours été ensevelie. Les gens, même aujourd’hui, l’ignorent encore. Comme vous l’avez souligné, beaucoup pensent que tout a commencé il y a deux ans.
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Dans votre film, la poésie joue un rôle important, structurant le récit en un cercle qui s’ouvre et se referme sur elle. Beaucoup d’Occidentaux pensent que le monde arabe manque de culture, alors que son histoire culturelle, notamment poétique et littéraire, est si riche…
C’est vrai. Les médias occidentaux et Hollywood ont créé ce stéréotype horriblement dangereux des Arabes, des Musulmans, et surtout des Palestinien·nes, les dépeignant comme des sauvages, des terroristes, intrinsèquement violent·es. Le monde a avalé ces mensonges et y croit fermement. Rien qu’à travers le racisme que j’ai vécu aux États-Unis, c’est choquant de constater à quel point ces préjugés persistent. Étant donné ce que nous avons vécu ces deux dernières années, je sens que les choses évoluent. J’ai donc voulu montrer délibérément cette culture dans le film : sa richesse, l’éducation des gens, sa complexité et sa beauté. La poésie en était un choix intentionnel.
Je dirais que notre culture conserve tous ces aspects, mais nous sommes devenu·es extrêmement politisé·es, comme si la politique nous avait été imposée. La volonté de survivre est désormais la priorité absolue. Près de huit décennies d’occupation ont inévitablement transformé notre culture.
Mais, par exemple, dans le film Put Your Soul In Your Hand And Walk de Sepideh Farsi, on voit la poétesse Fatma Hassona, assassinée par Israël avec une partie de sa famille, le 16 avril 2025 : dans le film, il y a un long poème d’elle qui donne d’ailleurs le titre au film. Cette tradition existe toujours, non ?
Bien sûr. Il y a en réalité beaucoup de poètes, d’écrivain·es, de cinéastes en Palestine. Pour un pays si petit… c’est même frappant d’en voir autant. Je pense aussi au professeur de littérature anglaise Refaat Alareer qui était aussi un poète et a été assassiné par Israël en 2023. La poésie est, d’une certaine manière, une réponse naturelle pour tenter de rendre compte de la situation extrême que les gens vivent.
C’est très intéressant par rapport à l’Europe. Si vous voulez trouver un·e poète·sse ici à Genève, vous devez beaucoup chercher. À Gaza comme en Palestine occupée, tout le monde semble être poète. C’est très beau…
C’est beau, effectivement. Mais je pense que cela découle aussi d’une difficulté vraiment intense et d’un besoin vital pour les gens de s’exprimer par l’écrit. La poésie est si émotionnelle, vous voyez ? C’est une expression émotionnelle couchée sur le papier. Donc, d’une certaine manière, cela me semble logique.
Il faut aussi dire que la langue arabe est fondamentalement poétique. Elle se prête naturellement à la poésie. Elle est la poésie. La langue elle-même contient cette densité poétique, et c’est précisément ce que l’on perçoit dans le poème de Hafez Ibrahim récité dans le film.
Dans votre récit, vous évoquez souvent les éléments didactiques par les questions des enfants. Est-ce difficile de construire un récit qui expose un contexte historique ?
Vous savez, trouver le bon équilibre a été un défi. Dans un film comme celui-ci, une certaine exposition est nécessaire car beaucoup de gens ne connaissent pas vraiment les événements de 1948, ni les réalités de l’occupation et de la vie des Palestinien·nes. Je devais transmettre ces informations essentielles au public. La difficulté était de doser cette exposition sans qu’elle ne devienne trop lourde. Je déteste quand un film donne l’impression de faire la leçon ou de prendre le public de haut. C’est là que la présence des enfants a été précieuse. Leur permettre de poser des questions est une approche naturelle. Cela offre une manière organique de communiquer au public ce qu’il doit savoir, à travers un dialogue qui semble authentique et spontané.
C’est dans la même veine que d’évoquer indirectement certains événements historiques, comme l’invasion du Sud-Liban par Israël, à travers des bulletins d’information à la télévision ?
C’est intéressant car je ne me souviens plus exactement de ce que j’avais écrit pour cette séquence. Mais lorsque j’ai retrouvé ces images d’archive, j’ai estimé qu’elles étaient cruciales car elles témoignent d’un massacre au Liban. Je ne pense pas que les gens mesurent l’ampleur des vies arabes sacrifiées. Au-delà du million d’Irakien·nes tué·es, Dieu seul sait combien de Palestinien·nes ont péri depuis 1948, chaque jour. Les massacres se succèdent, y compris au Liban. Y réfléchir est bouleversant. Il me paraissait donc essentiel de montrer que cette violence est quotidienne. La majorité des gens dans le monde soit l’ignorent, soit y sont indifférents, soit s’y sont habitués – c’est une forme de normalisation.
J’ai le sentiment que la souffrance palestinienne, particulièrement, a été tellement banalisée que les gens s’y attendent désormais. On observe ce phénomène dans d’autres régions du monde arabe : les Irakien·nes et les Libanais·es l’ont subi. Mais la détresse palestinienne est devenue une évidence pour beaucoup. Les gens se disent simplement : « Oh, oui, c’est la situation là-bas. » C’est insensé. Il est stupéfiant que nous ayons accepté et normalisé ce niveau de violence au point d’assister en direct à un génocide. Et les gens ont peur de s’exprimer…
Il y a une question intéressante qui est soulevée dans votre récit, celle des générations : il y a celle de Sharif et Noor – pour schématiser, Sharif dans l’amertume et Noor dans la colère –, et au milieu celle de Salim qui tente de vivre avec la situation donnée…
Oui, je voulais explorer quelque chose que j’ai observé en grandissant : les différences d’attitude entre les générations. La façon dont nos opinions, voire notre personnalité entière, peuvent se former en opposition à un parent ou en harmonie avec un grand-parent ou une tante. J’ai trouvé fascinant de voir comment, à cause de cela, le traumatisme peut sauter une génération. C’est ce que je souhaitais montrer dans le film.
Le personnage de Sharif est en partie inspiré de mon père. Exilé de Cisjordanie en 1967, séparé de sa famille, il n’a pu retourner en Palestine qu’en obtenant une citoyenneté étrangère, et seulement avec l’autorisation des autorités israéliennes. Nous y retournions souvent. J’étais la première de ma famille à naître aux États-Unis. Mes parents ont été naturalisés, j’ai obtenu la citoyenneté américaine, puis nous sommes retourné·es en Palestine. J’ai ainsi vu mon père être humilié et harcelé aux frontières et aux checkpoints. Un de mes premiers souvenirs d’un voyage en Palestine, à huit ans, nous venions de Jordanie pour nous rendre dans le village natal de mon père. Nous avons été retenu·es à la frontière pendant douze heures, interrogé·es sans cesse, toutes nos affaires fouillées. Puis nous avons toutes et tous été fouillé·es au corps, y compris mes petites sœurs âgées de trois ans et un an. Mon père, mortifié, a commencé à s’opposer aux soldats. Ils se sont mis à lui crier dessus, et je me souviens avoir été terrifiée à l’idée qu’ils allaient le tuer. La scène du film s’inspire directement de cet épisode.
Jeune, Sharif est charismatique, charmant, il a une belle maison, une famille, des orangeraies, c’est un homme d’affaires. Et il perd tout. On voit l’effet que cela produit lorsqu’on le retrouve des années plus tard : c’est une personne complètement différente. Amer, en colère, obsédé par ce qui s’est passé. Il n’arrête pas d’en parler. Il a certes un sens de l’humour, mais on voit que sa personnalité entière s’est construite autour de ce traumatisme. Il vit dans le passé.
En réaction, son fils Salim rejette totalement cette attitude parce qu’il voit la souffrance de son père. C’est un peu ma propre réaction face à mon père, d’une certaine manière : ne pas vouloir autant souffrir parce qu’on n’accepte pas la situation. Bien sûr, en écrivant les personnages, j’ai rendu ces réactions plus extrêmes. J’ai donc orienté Salim à l’opposé de son père : c’est un pacificateur. Il ne veut pas parler du passé, il veut l’oublier. Il souhaite simplement accepter la situation actuelle pour pouvoir vivre sa vie et élever son enfant.
Mais l’enfant, lui, ne connaît que l’occupation. Il voit son père humilié et commence à le percevoir comme un lâche, se laissant alors beaucoup influencer par son grand-père. Je pense que ce type de constellation familiale est très courant dans les familles palestiniennes. J’ai souvent observé que le traumatisme sautait une génération. Ce n’est pas que la génération du milieu ne soit pas traumatisée, mais elle y a répondu différemment.
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À travers l’imam que Salim et Hanan vont consulter pour une décision existentielle, vous abordez l’humanisme comme forme de résistance…
Oui, je tenais absolument à montrer un visage différent de l’Islam. Nous sommes constamment exposés à des représentations qui l’associent à la violence, ce qui est profondément erroné. Il existe pourtant une facette si belle et pacifique… De multiples dimensions de cette religion demeurent invisibilisées. Je voulais montrer différentes interprétations du Coran. Je tenais à présenter un imam qui soit véritablement inspirant, utile et compatissant. Mon intention était de révéler le beau visage de la religion, un visage que les gens ne voient pas souvent au cinéma. Je souhaitais que cet imam insuffle un message d’humanité aux personnages, et, je l’espère, aux spectateur·rices.
Une réflexion m’habite particulièrement, qui culmine à la fin du film avec une révélation que je ne divulguerai pas. Durant l’écriture, je me suis constamment demandé : pourquoi semble-t-on accepter de mettre des frontières à notre humanité ? Pourquoi limitons-nous notre empathie ? Je refuse, personnellement, toute frontière à mon humanité. Je veux traiter chaque vie humaine comme égale, indépendamment de sa foi, de ses origines, de sa sexualité ou de son identité de genre… Pourquoi instituer des limites ? Toutes les vies devraient être égales. J’ai donc cherché un moyen d’élever cette idée, de porter haut ce message, particulièrement vers la conclusion du film.
Ce qui est très intéressant – et j’en avais parlé avec Dany Rosenberg pour son film The Vanishing Soldier – c’est cette question de l’aliénation : les Palestinien·nes sont à quelques kilomètres des Israélien·nes, mais ils sont considérés comme des extra-terrestres, et c’est d’ailleurs le terme qu’emploie Salim lorsqu’il parle à un Israélien. C’est aussi un point crucial qui permet de déshumaniser les Palestinien·nes ?
Absolument. C’est une réalité presque incroyable, mais tellement vraie : beaucoup d’Israélien·nes vivant en Israël n’ont en fait jamais rencontré quelqu’un·e de Cisjordanie.
La scène dont vous parlez se situe dans les années 1980, mais cette séparation est probablement encore plus forte aujourd’hui. Il est en effet devenu encore plus difficile pour les Palestinien·nes de Cisjordanie de se rendre en Israël proprement dit. Je pense que la situation s’est aggravée. Cette ségrégation physique renforce l’aliénation et nourrit ce mécanisme de déshumanisation.
À cause du mur ?
Exactement. Et il faut souligner que le mur est complètement construit sur les terres palestiniennes. Il n’est nulle part près des villes et villages israéliens où les Israélien·nes pourraient le voir. Beaucoup de gens ne l’ont jamais vu. Ce qui est choquant, parce que vous avez raison, c’est un endroit si petit. Comment peut-on ne pas le voir ?!
Mais il y a plus : il est également illégal pour les Israélien·nes de se rendre en Cisjordanie. La population est endoctrinée à croire que c’est extrêmement dangereux, si périlleux qu’il ne faut même pas s’en approcher. Alors, elle ne s’en approche pas. Mais la raison fondamentale est que le gouvernement ne souhaite pas qu’elle s’en approche, car il ne veut pas qu’elle soit témoin de l’apartheid et de l’horreur de la situation créée par la colonisation.
Dans les dialogues revient souvent le terme de vol qui, à chaque étape de la vie de cette famille, s’enrichit de quelque chose que les Israélien·nes ont volé aux Palestinien·nes…
Pleurer et faire le deuil de ces choses volées font, d’une certaine manière, partie de la condition palestinienne. Parce que, concrètement, c’est omniprésent pour nous. Je peux entrer dans un restaurant à New York et voir « salade israélienne » au menu. Et je me dis : non, c’est une salade arabe. Idem pour le houmous, les falafels… On nous a volé notre terre, nos maisons, notre libre-arbitre, notre culture gastronomique. Alors pourquoi pas notre musique aussi, comme le dit Salim ?
Je pense que nous sommes si souvent confronté·es à cela qu’il est naturel que cette notion revienne de manière répétitive dans nos discours. Parce que nous y faisons face en permanence, c’est un sujet de conversation constant au sein de notre communauté.
Vous avez dans votre distribution une des familles palestiniennes de comédien·nes les plus emblématiques. Pourquoi avoir choisi trois acteurs de la famille Bakri ?
Ils forment une véritable dynastie d’acteurs. Il n’y a personne d’autre comme eux. Je pense qu’on compte sept acteurs dans la famille, sur plusieurs générations. Il y a Mohamed Bakri, qui est une légende, le patriarche. Et puis plusieurs de ses enfants. Saleh est l’aîné et Adam l’un des plus jeunes. Cela représente trois générations. En écrivant le scénario, je ne pouvais m’empêcher de penser à eux. Je me suis dit : quelle meilleure façon de raconter cette histoire multigénérationnelle que de la rendre multigénérationnelle hors de l’écran, autant qu’à l’écran ? Cela apporte un sentiment d’authenticité si fort à ce portrait familial, lorsque vous engagez une vraie famille.
Et puis, ils amènent également certaines de leurs propres dynamiques. Saleh et son père, Mohamed, avaient beaucoup de scènes ensemble dans la partie du film située dans les années 1970. Pour eux, pouvoir intégrer certaines de leurs nuances en tant que père et fils était vraiment intéressant, et je pense que cela a apporté une grande richesse au film.
Vous jouez Hanan, la femme de Salim qui narre le récit. Était-ce important de faire corps avec l’histoire que vous racontez ?
Je pense que oui. Je ne savais pas depuis le début que j’allais jouer le rôle. L’actrice en moi voulait le faire, mais la réalisatrice devait s’assurer que j’en étais capable. Je voulais être certaine, car ce film est plus important que tout ce que j’ai jamais fait, et je savais que ce serait beaucoup à assumer. Je devais être sûre de pouvoir tout gérer. Je me suis donc finalement castée un peu plus tard dans le processus. Mais je pense que c’était important pour moi. J’avais un point de vue très spécifique sur le personnage, et à un moment donné, j’ai réalisé qu’il serait plus facile pour moi d’incarner le rôle moi-même que d’imposer ma vision à une autre actrice. Cela aurait même pu être difficile de transmettre ce point de vue à une actrice palestinienne qui vit sur place.
Je pense aussi qu’en tant que conteuse – la cinéaste – il était logique que je sois également la narratrice dans le film. À un moment donné, j’ai simplement réalisé que c’était la bonne décision.
Votre personnage est comme un pilier qui soutient la famille et l’histoire, mais on ne sait pas grand-chose sur elle…
Oui, c’est un personnage plus secondaire. Enfin, elle gagne en importance dans la seconde partie du film, et c’était écrit ainsi dès le départ. Lorsqu’on la découvre, elle est un peu en retrait. Son véritable rôle ne se révèle qu’après la mi-film. Mais c’était un choix délibéré. Bien que le film raconte l’histoire de trois générations d’hommes, je voulais y intégrer la voix d’une femme forte. Et je pense que nous apprenons l’essentiel sur elle : son ancrage dans la réalité et sa profonde spiritualité. Ces traits de caractère sont d’ailleurs déterminants pour la décision qui est prise vers la fin du film. Elle en est la force motrice.
D’une certaine manière, elle incarne presque une dimension symbolique du féminin. J’aurais aimé la développer davantage, mais le film devait déjà couvrir beaucoup de terrain – il y a trois générations d’hommes à suivre. Son histoire est donc plus succincte, mais je pense que nous arrivons à la connaître aussi bien que possible pendant le temps que nous passons avec elle.
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On a l’impression qu’elle fait partie de la résistance, en soutenant la famille, pour qu’elle reste stable…
Oui. Elle incarne la dimension féminine en cela que, si souvent dans tant de cultures, les femmes sont les conteuses et les guérisseuses. C’est fréquemment à travers les récits et la transmission des histoires que nous guérissons et que nous transmettons la culture. Donc, d’une certaine manière, c’est vraiment ce qu’elle représentait pour moi : l’énergie féminine au sein de cette famille et de ce monde assez masculin. Plus son mari s’effondre, plus elle grandit dans son pouvoir en tant que femme et en tant que personne qui doit maintenir l’équilibre. Cette responsabilité incombe si souvent aux femmes. Je pense que dans le contexte actuel, les hommes palestiniens ont été profondément brutalisés et brisés, sans avoir d’exutoire pour exprimer leur traumatisme ou leurs émotions. Les femmes disposent généralement de meilleurs outils pour cela.
C’est véritablement l’essence de ce personnage. Je pense que nous parvenons à la connaître à un niveau presque plus profond, de manière intuitive. Nous n’avons pas tous les détails factuels la concernant, mais nous comprenons son essence de façon plus émotionnelle.
La fin du film est très douce, poétique. Elle contraste avec l’actualité de manière brutale. Vous aviez toujours envisagé cette fin ?
Oui, c’était prévu ainsi depuis le début. Et j’ai réalisé, même après les événements d’octobre 2023 et tout ce qui a suivi, que le message du film – cette humanité dont nous avons parlé – restait intact. Jusqu’à cette scène finale où l’on sent que ce couple au bord de la mer a trouvé une infime paix intérieure, malgré tout ce qu’ils ont vécu… Comme s’ils pouvaient enfin reprendre leur souffle.
Ils sont de retour dans leur patrie, mais c’est totalement doux-amer. Ils ne reconnaissent rien. C’est très mélancolique, et pourtant, ils ont survécu. Et ils ont l’un l’autre. C’était précisément ce que je voulais pour la fin : dire que malgré tout, celles et ceux d’entre nous qui restent doivent trouver un peu de paix intérieure.
Personnellement, je ne veux pas vivre constamment dans la rage. Je ne veux pas traverser ce monde toujours emplie de colère. Je veux trouver le moyen d’être réellement utile. Or, je ne crois pas que la rage soit utile, ni que nous puissions l’être lorsque nous sommes perpétuellement dans cet état d’esprit. Je pense que si nous pouvons trouver ne serait-ce qu’un peu de paix intérieure, ne serait-ce que par moments – comme ce couple au bord de la mer se remémorant ce poème – alors peut-être pouvons-nous véritablement aider les autres. Pour ma part, je ressens cette responsabilité. En tant que personne encore en vie, disposant d’énormément de privilèges et consciente de ma chance, je sens qu’il est de mon devoir de canaliser ma colère pour la transformer en compassion et en action bénéfique. Et je voulais que le public ressente précisément cela.
De Cherien Dabis; avec Saleh Bakri, Cherien Dabis, Adam Bakri, Mohamed Bakri, Maria Zreik, Muhammad Abed Elrahman; Palestine, Jordanie, Chypre, Grèce, Qatar, Arabie saoudite, Allemagne; 2025; 145 minutes.
Malik Berkati
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