Avec Burning Days, le cinéaste turc Emin Alper signe un thriller politique engagé sur fond d’écologie et d’homophobie
Emre (Selahattin Paşalı), un jeune procureur, fraîchement diplômé, déterminé et inflexible, vient d’être envoyé de la capitale et est nommé dans une petite ville reculée de Turquie, Yaniklar. Son baptême du feu est assez brutal : les autochtones se livrent à une chasse, en voitures, au sanglier dans les rues de la localité, tirant des coups de feu tous azimuts, ce qui choque le jeune procureur qui leur rappelle l’interdiction d’utiliser des armes à proximité des habitations… Un rappel à l’ordre qui ne manque pas de faire aux éclats les notables locaux. La violence envers les animaux semble faire partie des traditions locales…
Après un premier accueil a priori chaleureux, Emre est convié par le fils du maire, (Erol Babaoğlu) et Kamel (Erdem Şenocak), son ami, le dentiste de la bourgade. Les deux hommes le poussent à boire mais, au fil de la soirée, Emre constate qu’il perd ses moyens et que son breuvage semble « très chargé ». Il lui semble voir ses hôtes danser avec une jeune fille, Pekmez (Eylül Ersöz) mais ses souvenirs restent troubles.
Cette séquence du dîner dans le jardin du maire est une scène importante, a priori drôle, puis inquiétante et aura son importance dans la suite du récit. Le réalisateur affectionne beaucoup les longues scènes de repas qui sont récurrentes dans presque tous mes films. Ici, cette scène dînatoire permet de faire monter les tensions cachées qui affleurent progressivement à la surface.
Au fil des jours, Emre est confronté à des interactions tendues et est entraîné à contrecœur dans la politique locale. Yaniklar est frappée par une terrible crise de l’eau et des scandales politiques. Depuis de nombreuses années, les habitants puisent l’eau dans la nappe phréatique, une pratique qui provoque l’affaissement des sols et crée d’immenses cratères.
Si Yaniklar, la localité où se déroule l’action du film, est une ville entièrement fictive, la réalité de ce microcosme et ses travers sont bien réels. À l’instar d’Henrik Ibsen dans sa pièce dramatique Un ennemi du peuple – une pièce qui a inspiré le cinéaste pour écrire ce scénario – le récit se déroule en plusieurs actes qui rendent les tensions croissantes très perceptibles. Si le thriller politique est évident, un thriller psychologique vient s’y ajouter au fil du récit. Quand Emre noue un lien avec le propriétaire du journal local, Murat (Ekin Koç), journaliste et activiste, la pression s’intensifie, alimentée par des rumeurs enflammées. Emre se heurte aux notables locaux bien décidés à défendre leurs privilèges par tous les moyens, même les plus extrêmes…
Emin Alper aborde de nombreuses thématiques : le fossé entre la capitale et des zones plus reculées, des zones de non-droit qui se moquent du respect des lois, du respect de l’environnement et l’écologie. Le cinéaste dénonce subtilement le conservatisme, le populisme, la corruption institutionnalisée et l’homophobie.
Grâce à ce film, le public découdre que la pénurie d’eau en Turquie devient de plus en plus problématique et qu’à force de puiser dans les nappes phréatiques, les conséquences géologiques sont terribles. On apprend que cette pratique provoque des formes d’érosion brutales et circulaires – les dolines – très nombreuses en Anatolie centrale. Avec la disparition des nappes phréatiques, le nombre de dolines augmente rapidement et crée un réel danger pour les populations. Emin Alper propose un film de fiction met fait aussi un acte militant en dénonçant cette réaliste :
« Malgré ce danger, la surconsommation d’eau se poursuit. Les populistes axent toujours leurs discours sur les besoins les plus facilement exploitables des populations, en proposant des solutions factices et immédiates. »
Le cinéaste dépeint un jeune homme idéaliste, solitaire, luttant contre l’élite corrompue d’une ville. L’idée de ce film lui est venue en observant la situation politique de son pays. Ermin Alper a fait l’amer constat que les personnes courageuses qui se battent contre des politiciens corrompus et autoritaires luttent en vain que les candidats populaires, mais surtout populistes, sont indéfiniment réélus par le peuple. Emin Alper souligne :
« Malgré les échecs, on sent qu’on doit recommencer à se battre, jusqu’au prochain échec. Ces dernières années, nous avons été pris dans un cercle vicieux de ce genre. Non seulement mon pays, mais plusieurs autres connaissent des expériences similaires. J’ai donc décidé d’écrire une histoire pour dépeindre ce cas presque universel et transmettre la solitude des gens qui sont consternés par la montée des populismes autoritaires. Je suis toujours étonné de voir à quel point les gens ignorent facilement les actes criminels des leaders populistes qu’ils aiment tant. Avec une forme empruntée au thriller, je soulignais le fait que la renommée des populistes n’est jamais affectée par leurs actes délictueux, et j’offrais à mon récit des éléments de suspense.»
Burning Days bénéficie d’un scénario clairsemé, mais très efficace, mis en valeur par l’excellent jeu des comédiens et la photographie lumineuse de Christos Karamanis. Si la pénurie d’eau et les cratères de la région sont des éléments fondamentaux du film, Ermin Alper a choisi de complexifier l’intrigue et d’approfondir le caractère du procureur. Il emprunte des éléments au thriller à la fois politique mais aussi psychologique.
Si vous avez l’impression de connaître l’acteur qui incarne le protagoniste, c’est fort probable que vous l’ayez vu interprétant le personnage d’Osman Demirkan dans la série Netflix Love 101 (Aşk 101) qui l’a fait largement connaître. Selahattin Paşalı, qui a fait une partie de ses études à Budapest, a aussi tenu le rôle de Halit dans la série Midnight au Pera Palace (Pera Palas’ta Gece Yarisi), aussi diffusée sur Netflix.
Le film fonctionne à la fois comme un récit à suspense intense aux rebondissements survoltés, une partition avisée entre les divers personnages qui évoluent dans un paysage vaste mais paradoxalement étroitement clos et anxiogène, un subtil mélange qui permet à Emin Alper de livrer une critique acerbe du machisme, du conservatisme et du populisme et de leurs dangers corollaires.
Firouz E. Pillet
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