Berlinale 2020 – Forum : Namo (The Alien) de Nader Saeivar ou Kafka en Iran – Du grand art!
Deux mystérieux étrangers dans une voiture se garent tous les jours à la même place dans un quartier iranien ordinaire. Les habitants de la rue les soupçonnent d’être de la sécurité intérieure. Cette présence déclenche rapidement une vague de paranoïa et de méfiance parmi les habitants de la rue, car chacun d’eux estime avoir des raisons d’être surveillé. Cependant, assez vite, un consensus commence à se faire : et si la principale cible de la surveillance était Bakhtiyar, un enseignant kurde, un nouveau venu et un étranger ? Les voisins jusqu’à présent bienveillants avec Bakhtiyar et sa famille tentent de faire pression sur lui pour qu’il aille de lui-même leur demander ce qu’ils lui veulent ou qu’il quitte le quartier.
Namo est un film qui a cette particularité rare de traiter d’un sujet spécifique dans sa géographie et sa temporalité – l’Iran d’aujourd’hui – tout en projetant un écho universel qui peut être entendu dans toutes les cultures et toutes les régions du monde : celui de l’aliénation des citoyens par un appareil d’État autoritaire. En ce sens, ses accents kafkaïens nous saisissent de manière quasi atavique tant l’aliénation sociale qu’il met en scène nous paraît familière.
À mesure que les jours passent, sans que les deux passagers de la voiture ne fassent quoi que ce soit, la peur monte dans le voisinage. Tout le monde devient anxieux, irrationnel, menaçant car se sentant menacé. Étrangement, tout le monde sauf Bakhtiyar qui d’abord ne se sent pas concerné, puis, se refuse à entrer dans ce jeu psychologique de la terreur, ce qui bien sûr finit par le rendre de plus en plus indésirable et le coupable évident. Tel un bœuf de trait, la narration laboure lentement mais profondément et irrémédiablement le reste de bon sens et de bonne volonté qu’il y a dans l’esprit et le cœur des individus dont les entrailles regorgent de peur. On commence à se demander ce que l’on a bien pu dire ou faire, pour finir par mettre en cause le moindre geste, la moindre entorse au règlement, même le plus anodin comme celui de fumer aux toilettes. On s’autocensure, on examine ce que l’on a à la maison qui pourrait être sujet à caution pour s’en débarrasser, on se torture les méninges pour savoir qui sait quoi sur soi. Tout devient sujet à suspicion, tout prend un sens immanent dans une sorte de chaînes de petits indices qui n’ont aucun autre sens que celui qui veut construire une démonstration en donne.
Nader Saeivar – réalisateur de courts métrages primés et de séries de télévision, collaborateur de Jafar Panahi qui est crédité au générique du film en tant que « coordinator director» – réussi particulièrement à illustrer, sans jamais démontrer ou surligner – qualité qui se fait de plus en plus rare dans le cinéma contemporain et ses scénarios très explicatifs –, le côté héréditaire qui fait passer le phénomène du niveau de l’individu à celui du groupe, que ce soit celui de la famille avec une scène poignante où la fille de 7 ans de Bakhtiyar casse le pied de la poupée de sa copine et terrorisée a peur « qu’ils » viennent la chercher, ou celui du peuple ethnique représenté par le père de Bakhtiyar qui a été prisonnier politique dans sa jeunesse. Un jour Bakhtiyar se rendra même compte qu’il n’a jamais vu le sourire de son père et que son fils, encore bébé, ne verra probablement jamais le sien non plus.
Le sentiment de persécution autant que la persécution elle-même est le poison qui coule dans les veines d’une société agressive envers ses membres, dans laquelle un simple professeur devient suspect parce qu’il est nouveau venu dans une ville et in fine traité comme un criminel bien qu’il n’ait rien fait. La finesse narrative du film tient également dans le traitement des différentes langues parles et de l’incompréhension – parfois réelle, parfois semble-t-il feinte – qu’elle engendre : Bakhtiyar et sa famille parlent kurde, le voisinage est majoritairement turcophone-azéri et la langue officielle est le farsi. Il aurait été très facile de porter l’histoire au niveau d’un conflit ethnique entre une majorité et une minorité, mais le parti pris du réalisateur iranien a justement été d’imbriquer les choses de telle manière que la population locale, faisant elle aussi partie d’une minorité, soit celle qui pousse Bakhtiyar dans ses retranchements. L’atmosphère générale de menace sourde qui règne en Iran fait (le phénomène serait le même partout ailleurs, comme l’Histoire l’a maintes fois montré) que lorsqu’un danger permanent et diffus met les gens en condition de stress, la présence d’étrangers accroît la tension. Le travail de sape de l’État atteint ainsi son apogée lorsque ses citoyens vivent dans un état constant de suspicion, de surveillance mutuelle, d’autocontrôle ; avec bien sûr leurs vices corolaires que sont la délation et la corruption. Tout le monde fait pression sur tout le monde et le cercle vicieux est ainsi bouclé.
Une fin grandiose nous entraîne dans les montagnes kurdes où, telle une allégorie, s’évanouissent Bakhtiyar et son père dans le brouillard.
De Nader Saeivar; avec Bakhtiyar Panjeei, Sevil Shirgi, Naser Hashemi, Hadi Eftekharzadeh, Firoz Ageli; Iran; 2020; 93 minutes.
Malik Berkati, Berlin
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