Corsage – Le vernis de la légende de Sissi gratté de manière impitoyable par la cinéaste autrichienne Marie Kreutzer
Le dernier film consacré à Élisabeth de Wittelsbach, duchesse de Bavière, impératrice d’Autriche et reine de Hongrie, de Bohême et de Lombardie-Vénétie, est plus proche dans l’esprit et dans le visuel à la statue de l’impératrice érigée sur le Quai du Mont-Blanc, là où elle fut assassinée le 10 septembre 1898, que de la série de films fleur bleue d’Ernst Marischka, Sissi (1955-1957), avec Romy Schneider. La réalisatrice autrichienne Marie Kreutzer propose une version #metoo de cette femme corsetée dans les conventions de son rôle et sa condition de femme. Non seulement la cinéaste ne nourrit pas le mythe impérial, mais elle entaille avec audace les couches de maquillage et de masques façonnés pour la légende afin de la gratter jusqu’à l’os. Pour ce faire, Marie Kreutzer va chercher dans le corps de l’impératrice le cœur de son propos : les femmes sont emprisonnées dans une multitude de corsets, il s’agit de s’en émanciper. Le doigt d’honneur que fait Élisabeth face caméra, ainsi que les anachronismes qui jalonnent le film, rappellent sans ambivalence la modernité et l’acuité de Corsage. Film à la foi jouissif dans sa prise de liberté – de sa protagoniste à sa réalisatrice –, très sombre dans son observation et intransigeante dans son cadrage, il se dégage de Corsage une énergie et une effronterie qui donne au cinéma d’auteur un shoot de vitalité bienvenu !
Nous sommes en 1877, Élisabeth d’Autriche fête ses 40 ans… autant dire un âge canonique à l’époque – qui l’est encore pour une femme en 2023 dans certains domaines comme l’industrie du cinéma, par exemple. Reléguée à son rôle d’épouse de l’Empereur François-Joseph Ier (Florian Teichtmeister), elle se plie aux usages de la cour des Habsbourg, à un régime rigoureux de jeûne, d’exercices, de coiffure et de mesure quotidienne de sa taille pour entrer dans son corsage – une camisole de force, aurait-on envie de dire. Ce respect de l’étiquette l’étouffe et elle commence en cette nuit de Noël à se rebiffer contre ce protocole. Petit à petit, elle va se retirer de la cour de Vienne – qui la méprise et doute de sa loyauté envers l’empire d’Autriche, voyant en elle une sorte de cinquième colonne hongroise à la cour –, s’isoler pour recommencer à respirer et à déchirer son corset impérial.
Vicky Krieps, qui a soufflé l’idée d’un film sur Élisabeth à Marie Kreutzer, incarne de manière impérieuse et féroce cette femme remplie de frustrations mais aussi d’élans vitaux et passionnés, à la vie jalonnée de tragédies. Le prix d’interprétation dans la section Un Certain Regard où le film a été présenté à Cannes 2022 est mérité, tant on se dit que cette impératrice, qui finit par transgresser toutes les règles, toiser la cour et regarder les spectatrices et les spectateurs droit dans les yeux, tient son magnétisme de son interprète également.
Marie Kreutzer ne prétend pas faire un biopic de l’Impératrice d’Autriche, elle part d’une réalité – Élisabeth ne montrant plus son visage à partir d’un certain âge. Elle brouille les pistes narratives par une mise en scène très brute, s’appuyant avec irrévérence sur les effets d’anachronisme et une bande-son allant de Camille aux Rolling Stones. Cependant, sa licence cinématographique se base sur une trame historique réelle, comme l’implication d’Élisabeth dans le compromis austro-hongrois de 1867 qui établit une certaine autonomie de la Hongrie au sein de l’empire autrichien ; même l’épisode de la visite de l’impératrice dans le Northamptonshire, chez un ancêtre de Diana Spencer est historiquement plausible – peut-être moins le clin d’œil à travers les époques fait au destin tragique de ces deux femmes prises dans les filets d’un système monarchique : lors de son séjour, Élisabeth se rapproche de son instructeur d’équitation, faisant ainsi écho à la liaison de Diana avec son professeur d’équitation, James Hewitt.
La cavalcade effrénée d’Élisabeth pour se sauver de la dépression, des sombres turpitudes, de cette mélancolie qui l’habite et qui s’étend, comme un augure, sur cette fin de siècle et fin de règne, renvoie à la fuite en avant qui va plonger quelques années plus tard l’Europe, puis le monde, dans la Grande Guerre dont la fin signera l’entrée dans un nouveau siècle.
Pour ceux qui ont la (mauvaise) habitude de partir avant la fin du générique, restez !, un dernier pied de nez plein de malice de Marie Kreutzer, Vicky Krieps et Élisabeth nous est adressé.
De Marie Kreutzer ; avec Vicky Krieps, Florian Teichtmeister, Katharina Lorenz, Jeanne Werner, Alma Hasun, Manuel Rubey, Finnegan Oldfield, Aaron Friesz; Autriche, Luxembourg, Allemagne, France ; 2022 ; 113 minutes.
Malik Berkati
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