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Ernest Cole, Photographe (Ernest Cole: Lost and Found) de Raoul Peck: la mémoire retrouvée d’un photojournaliste oublié

Dès les premières secondes, Ernest Cole, Photographe de Raoul Peck capte l’attention par une musique trépidante, instaurant un suspense immédiat. En 1967, le photojournaliste sud-africain publie House of Bondage (La Maison des servitudes), un ouvrage-choc qui dénonce l’apartheid. Cinquante ans plus tard, quelque 60 000 négatifs réapparaissent, exhumés d’un coffre-fort suédois. Entre ces deux dates, s’étend une vie marquée par l’exil, la désillusion et une résistance silencieuse. Peck entreprend de retracer cette trajectoire brisée, en tissant images d’archives, témoignages et extraits de films dans lesquels Cole prend lui-même la parole. « J’ai risqué ma vie chaque jour, j’ai dû apprendre à photographier à hauteur d’homme, à voler chaque instant », déclare-t-il, résumant ainsi l’urgence de son art.

— Portrait d’Ernest Cole – Ernest Cole, Photographe de Raoul Peck
Image courtoisie trigon-film

L’œuvre de Raoul Peck, qu’elle relève du documentaire ou de la fiction, est traversée par une même obsession : exhumer les récits ensevelis, redonner voix à celles et ceux que l’Histoire officielle a marginalisé·es. Ernest Cole, Photographe s’inscrit pleinement dans cette démarche, aux côtés de I Am Not Your Negro (2016) — portrait de James Baldwin — ou Le Jeune Karl Marx (2017). Peck ne se contente pas de retracer une vie : il déconstruit les silences, interroge les angles morts. Comme il l’a fait pour Baldwin, dont il a ressuscité les textes inachevés, il prête ici sa voix à Cole à travers une narration en voix off, à la première personne du singulier. Écrite, comme il l’indique en ouverture du film, à quatre mains, cette narration est élaborée à partir d’extraits de journaux intimes, de lettres, de documents et de témoignages de témoins oculaires. Superposée aux photographies de Cole, elle crée un dialogue entre l’artiste disparu, l’histoire de sa vie, celle de l’Afrique du Sud, et le présent — par un jeu de résonances et d’effets miroir.

La démarche du cinéaste est caractéristique : refuser l’hagiographie au profit d’une approche polyphonique. Dans Lumumba : La Mort du prophète (1992), il mêlait déjà archives, témoignages et réflexions personnelles pour explorer l’héritage du leader congolais, avant de lui consacrer un film de fiction en 2000, Lumumba. Avec Ernest Cole, Photographe, cette méthode s’affine encore. Le film devient un palimpseste, où se superposent les voix de l’artiste, de ses proches, d’activistes comme Miriam Makeba, mais aussi celles des bourreaux — les extraits de propagande afrikaner faisant écho aux discours coloniaux que Peck déconstruisait dans Exterminez toutes ces brutes (Exterminate All the Brutes, 2021), mini-série en quatre épisodes qui revisite de manière radicale l’histoire du colonialisme européen, de l’Amérique à l’Afrique.

Peck utilise le cinéma comme un miroir critique. Ses fictions, telles que Sometimes in April (2005), consacré au génocide rwandais, évitent le spectaculaire pour se concentrer sur l’intime, révélant comment les grands traumatismes historiques fracturent les trajectoires individuelles. Cette sensibilité imprègne également Ernest Cole, Photographe : les plans serrés sur les visages saisis par le photographe, les séquences où New York semble l’étouffer, rappellent que l’exil est autant géographique qu’existentiel.

Une archive de la honte que l’Occident a laissé perdurer

Les images de House of Bondage, que le neveu d’Ernest Cole ne découvre qu’en 1999 — l’ouvrage ayant été interdit en Afrique du Sud —, glacent le sang. Zones interdites, contrôles policiers arbitraires, violences institutionnalisées : le film rappelle que le régime d’apartheid ne fut pas qu’un simple « malentendu », comme l’affirme, dans une séquence insoutenable, un politicien afrikaner défendant cette politique comme une forme de « bon voisinage ». Les panneaux « Pour Blancs uniquement » ou « Pour Noirs et marchandises » parsèment l’écran, soulignant l’absurdité cruelle d’un système fondé sur la déshumanisation. Les extraits de films de propagande, où des townships sont rasés pour agrandir des terres réservées aux populations blanches, révèlent une mécanique d’oppression soigneusement planifiée.

Raoul Peck excelle à donner chair aux documents qu’il manipule. Une scène-clé, qu’il nomme Rashomon en référence au film d’Akira Kurosawa, analyse une photographie où se croisent les regards d’un policier, d’un jeune homme noir, de passantes noires et d’un homme blanc. « Chaque regard dit quelque chose d’opposé. Être photographe, c’est raconter une histoire avec peu d’éléments », commente le réalisateur. Cette approche révèle comment Cole parvenait à saisir l’humanité au cœur de l’horreur : « Quand le regard se plante dans l’objectif, quelque chose passe. »

— Photographie d’Ernest Cole – Ernest Cole, Photographe de Raoul Peck
Image courtoisie trigon-film

« C’est le 19 mai 1966, le jour où j’ai quitté l’enfer », déclare Ernest Cole, évoquant sa fuite d’Afrique du Sud, avec ses négatifs et une poignée d’ami·es. Le film restitue ce départ avec une ironie douloureuse : une musique légère accompagne les images de New York, ville symbole du « monde merveilleux dont nous avions rêvé, un monde sans préjugés, sans cette peur qui rend fou, cette persécution sans fin et l’annihilation de toute identité ». Mais l’illusion se brise rapidement. Le choc de l’exil — ce nouveau mur du réel contre lequel se cogner — est vertigineux pour Cole et ses compagnons : « Nous avons perdu nos repères, nous avons sombré. »

Le récit de Peck ne romanticise pas cette liberté conquise : il en montre le prix. Le saxophoniste Kippi, incapable de supporter l’éloignement, choisit de retourner « en enfer ». Miriam Makeba et les Manhattan Brothers survivent, mais à quel combat ? La question posée par Cole — « Comment survivre en Occident ? » — résonne comme un aveu désenchanté. L’Occident qu’il avait imaginé solidaire se révèle indifférent. « Le monde nous aimait quand nous étions là-bas. Nous pensions être accueillis à bras ouverts. Nous avions tort », constate-t-il, amer. Cette constatation résume le double piège de l’exil : être réduit·e à une icône de la souffrance lointaine, puis oublié·e dès que l’on incarne une réalité trop proche, trop crue. Le film de Peck transforme cette désillusion en symbole universel : que devient-on lorsque les frontières — géographiques ou mentales — se referment ?

En 1969, Ernest Cole devient apatride, son passeport n’étant pas renouvelé. Son rêve américain se mue peu à peu en cauchemar : les magazines ne font appel à lui que pour documenter la misère noire. Ses clichés de New York, longtemps considérés comme perdus, dévoilent des couples mixtes ou homosexuels — autant de « crimes » impensables dans son pays natal. Mais ce regard dérange. « Les commanditaires trouvaient mes images sans passion. » Cole–Peck s’interrogent : qu’attendaient-ils d’un exilé de 27 ans, originaire d’un pays soumis à un régime raciste, envoyé dans le Sud ségrégationniste ? « En Afrique du Sud, j’avais peur d’être arrêté. Dans le Sud, lorsque je prenais des photos, j’avais terriblement peur d’être tué. »

Le film juxtapose subtilement les réalités sud-africaine et étasunienne. Dans le Sud profond, Cole photographie une misère qui fait écho à celle des townships. Pourtant, ses collègues blancs jugent que son travail manque d’intensité. Peck–Cole interrogent à nouveau : selon quel étalon évaluer le regard d’un homme hanté par l’exil ? Les images en miroir répondent silencieusement : mêmes postures, mêmes regards.

Entre mal du pays et oubli

La seconde partie du film perd en intensité, portée par une bande-son jazz mélancolique. Elle suit la lente déchéance de Cole, qui erre à Harlem, en Europe, passe quelque temps en Suède chez deux sœurs mystérieuses, revient aux États-Unis, vend ses appareils, habite dans un foyer d’église, dans une chambre d’auberge de jeunesse, à droite, à gauche, et, selon un psychiatre, sombre dans la paranoïa. « J’ai certainement de bonnes raisons de l’être », déclare la voix-off en commentaire. Le mal du pays l’emprisonne dans une dépression profonde. Pendant les dix dernières années de sa vie, il ne touchera plus un appareil photo et sombrera dans l’oubli, tout comme ses photographies. En 1990, rongé par un cancer du pancréas, il tente de rentrer mourir au pays, mais le consulat lui signifie qu’il n’est plus citoyen sud-africain. Sa mort, survenue en février 1990, coïncide avec la libération de Mandela, ironie tragique soulignée par des archives télévisées.

Le film ne se contente pas de porter son regard sur la situation particulière d’un moment de l’histoire. Les séquences consacrées à la Commission Vérité et Réconciliation (1996-1997) rappellent l’impunité des bourreaux, incapables de reconnaître leur responsabilité individuelle. « Nous obéissions à la loi », plaide l’un d’eux, un écho glaçant aux fonctionnaires de l’horreur, passés comme présents. De plus, les images de xénophobie contemporaine en Afrique du Sud, où des migrant·es sont attaqué·es, suscitent la réflexion.

La découverte des négatifs en Suède, en 2017, soulève autant de questions. Un jour, le neveu de Cole reçoit un courriel lui demandant, en tant qu’ayant-droit, de se rendre en Suède pour récupérer trois coffres appartenant à son oncle. Dubitatif — les négatifs de Cole étaient censés avoir été jetés et détruits à la fin des années septante à New York — il décide de se rendre à Stockholm avec son fils, accompagné d’une équipe de tournage. Devant la caméra, il ouvre les coffres et y découvre tout le matériel, comprenant des notes, des coupures de presse, des magazines, ainsi que des négatifs, des planches contacts et d’autres accessoires photographiques. Mais le mystère demeure : la banque n’a aucune trace du dépositaire ni de la personne qui, durant toutes ces années, a payé le stockage. La famille peine à croire qu’une banque en Suède ne possède aucun élément à ce sujet…

Ernest Cole, photographe n’est pas qu’un hommage. C’est un miroir tendu à notre contemporanéité, rappelant que l’apartheid — ou ses avatars — perdure sous d’autres formes. La force du film réside dans son refus de dissocier passé et présent. Comme le disait Miriam Makeba à l’ONU en 1964 : « Et vous, résisteriez-vous, si vous n’aviez aucun droit chez vous ? »

— Photographie d’Ernest Cole – Ernest Cole, Photographe de Raoul Peck
Image courtoisie trigon-film

Il est à la fois impressionnant et glaçant de (re)voir ces images de l’apartheid sud-africain, où les Africain·es ne pouvaient se déplacer dans leur propre pays que pour travailler, soumis·es à l’arbitraire violent des Blancs. Ces zones de séparation, ces frontières intérieures et ces humiliations méthodiques résonnent étrangement avec notre présent. En 2025, des murs similaires se dressent — en Palestine, aux frontières européennes — et l’Occident, bien que confronté à des preuves visuelles incontestables, comme celles, parmi tant d’autres, du documentaire No Other Land, continue de cultiver une forme de cécité. House of Bondage n’est pas un simple reliquaire historique : c’est un miroir tendu à nos complicités contemporaines, révélant que l’aveuglement persiste.

Le film a reçu l’Œil d’or du meilleur documentaire au Festival de Cannes 2024, ex-æquo avec Les Filles du Nil de Nada Riyadh et Ayman El Amir.

De Raoul Peck ; Lakeith Stanfield (voix narrative anglaise d’Ernest Cole), Raoul Peck (voix narrative d’Ernest Cole en version française) ; France, États-Unis ; 2024 ; 106 minutes.

Malik Berkati

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