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 Fermer les yeux (Cerrar los ojos), de Víctor Erice, revient, dans une déclaration au cinéma, sur ce qui a été fait, perdu et gagné dans la vie

La Cinématique suisse propose une rétrospective Víctor Erice à découvrir à Lausanne jusqu’à la fin de l’année. Parmi les films du cinéaste projetés figure Cerrar los ojos, son quatrième long métrage en tant que réalisateur, présenté à Cannes Première trois décennies après El Sol del Membrillo (Rêve de lumière), qui y a remporté le Prix du Jury en 1992.

— José Coronado – Fermer les yeux
© Manolo Pavón

Le réalisateur espagnol connu pour El Espiritu de la Colmena (L’Esprit de la ruche, 1973) et El Sur (En Compétition, 1983) crée un film qui répond à un véritable « besoin » personnel qui questionne l’art en général et le cinéma en particulier dans une étrange mise en abyme d’un acteur sur un tournage.

Le film s’ouvre sur une rencontre de Julio Arenas (José Coronado), célèbre acteur espagnol qui incarne un détective privé, qui sollicite un juif séfarade vivant dans la campagne proche de Paris et le mandate pour retrouver sa fille Qiao Shu (Venecia Franco), restée en Chine auprès de sa mère.

Cette scène est le seul témoignage de l’existence de Julio Arenas qui disparaît pendant le tournage. Son corps n’étant jamais retrouvé, la police conclut à un accident en mer. Des années plus tard, le mystère refait surface lorsqu’une émission de téléréalité diffuse des images exclusives des dernières scènes tournées par le réalisateur du film, qui n’est autre que son meilleur ami, Miguel Garay (Manolo Solo). Le témoignage d’une téléspectatrice, Ana Arenas (Ana Torrent), aide-soignante dans une résidence pour personnes âgées en Andalousie, sème le trouble sur cette disparition. Miguel Garay délaisse ses amis et son fidèle chien pour poursuivre l’enquête, sollicite l’aide de María León (Belén Granados), la fille de son ami disparu, se replonge dans ss souvenirs et dans ses histoires d’amour passées dont celle avec Lola San Román (Soledad Villamil).

Les deux récits – l’un supposément fictionnel, l’autre théoriquement reflet de la réalité – s’entremêlent dans un maelström d’histoires, de personnages et de pistes possibles autour de l’énigme de la disparition du comédien qui devient prétexte pour Erice d’une réflexion sur le septième art, sur l’acte de création, sur l’acteur et son double sur le plateau de tournage.

Dans un rythme hypnotique et langoureux, la recherche d’un maestro du cinéma aujourd’hui âgé de quatre-vingt-quatre ans est extrêmement émouvante, émotionnelle et, avouons-le, un brin obscure. Pour nous entraîner dans son enquête et celle de son protagoniste, Víctor Erice distille un mystère initialement opaque, brillamment structuré et profondément personnel qui se dévoile lentement, au fil des scènes et du récit enchevêtré, comme les traits tracés par un pinceau de maître sur une toile d’expression artistique mûrement réfléchie. Malgré les méandres narratifs qui se chevauchent et le labyrinthe de pistes qu’il laisse pointer, le cinéaste fait preuve d’un œil fin pour les compositions et pour le son alternant avec le silence. Chez Erice, le moindre détail est réfléchi, pesé, mesuré et toujours placé à bon escient.

Le temps s’étire inlassablement chez le cinéaste ibérique, les événements se déroulent délibérément, tranquillement et avec suspense maintenu, voire contenu, sur près de trois heures. Les performances de toute la distribution sont fascinantes. Peu à peu, le calme s’installe, la beauté habite chaque plan, des images qui livrent l’incarnation du questionnement et de l’acte créatif, enrichi par le mystère des ellipses.

Les dialogues sont ciselés, pondérés, accompagnée par une musique toujours mise à sa juste place, et non pas en bruit de fond ou pour remplir une vacuité sonore comme dans bien des films actuels. Tous les grands thèmes de la condition humaine sont abordés ici avec finesse et délicatesse, où la sobriété du ton et de l’image va à l’essentiel sans jamais s’appesantir.

Après une longue absence de trois décennies, Cerrar los ojos marque un retour retentissant et réussi au cinéma pour Víctor Erice. À mesure que le film avance, on songe à L’Invitation au voyage de Charles Baudelaire et à ses fameux vers : « Là, tout n’est qu’ordre et beauté, Luxe, calme et volupté » qui s’appliquent parfaitement à Fermer les yeux.

Víctor Erice commente son film en ces termes :

« Mon impression est qu’au-delà des détails l’intrigue, l’histoire que le film veut raconter au public s’articule autour de deux thèmes intimement liés: l’identité et la mémoire. La mémoire de deux amis, qui étaient une fois acteur et réalisateur. Au fil du temps, l’un a complètement perdu la mémoire, au point qu’il ne sait plus qui il est, ou qui il était; l’autre fait de son mieux pour oublier, mais bien qu’il se cache, il découvre que le passé et sa douleur le hantent toujours. La mémoire se retrouve également dans les archives de la télévision, un média qui représente comme aucun autre le besoin contemporain de transformer l’expérience humaine en un enregistrement tangible.
Mémoire, en somme, du cinéaste : copies conservées dans des cercueils en fer blanc, loin des salles de cinéma qui les ont vues naître, fantômes d’une histoire unique, socialement usurpée par l’audiovisuel. Mémoire, désormais longue, comme celle de celui qui écrit ces lignes. »

Avec seulement quatre longs métrages à son actif, Victor Erice a une capacité inégalée à évoquer l’ambiance, le temps, les amours passées et présentes, la mémoire ou ses absences, et le lieu avec une touche à la fois légère et poignante.

Firouz E. Pillet

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