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Leni Riefenstahl – La lumière et les ombres : un documentaire fascinant d’Andres Veiel sur la cinéaste du Troisième Reich

L’œuvre de Leni Riefenstahl, photographe, actrice et cinéaste allemande, se résume à cinq films réalisés. Pourtant, elle a profondément marqué l’iconographie visuelle du Troisième Reich tout en étant considérée comme une pionnière du septième art. Cette dualité suscite depuis des décennies à la fois fascination et interrogation, tant sur son travail artistique que sur sa personne.

— Boîtes d’images provenant des archives de Leni Riefenstahl
© Majestic

Après la Seconde Guerre mondiale, Riefenstahl est arrêtée en avril 1945 par les forces américaines, avant d’être relâchée le 3 juin de la même année. Elle est ensuite de nouveau arrêtée en 1946 par les autorités françaises, qui confisquent et transfèrent ses films à Paris. Ce n’est qu’au terme de quatre procès de dénazification, menés dans le Bade-Wurtemberg et à Berlin, qu’elle est finalement classée comme « sympathisante » ou « non concernée ».

Dès lors, Leni Riefenstahl s’attache à façonner une nouvelle version de son œuvre. Elle s’efforce de créer sa propre légende : celle d’une artiste totale, dédiée à la quête esthétique, tout en niant ses accointances politiques. Lorsqu’elle décède en 2003, à l’âge de 101 ans, elle lègue ses archives soigneusement triées et organisées à la Fondation du patrimoine culturel prussien (SPK) à Berlin. Ce geste peut être perçu comme une ultime tentative de manipuler l’Histoire, en définissant elle-même l’image qu’elle souhaite transmettre à la postérité, ce qui en soi n’est pas un scandale ; il est naturel qu’une personne cherche à mettre en avant ce qu’elle estime être les aspects positifs de sa vie, tout en occultant ce qu’elle considère comme moins glorieux.

En 1932, Leni Riefenstahl co-réalise son premier film avec Béla Balázs, un écrivain et scénariste juif hongrois, intitulé La Lumière bleue (Das blaue Licht), dans lequel elle tient également le rôle principal. En 1938, profitant des lois anti-juives du régime nazi, elle efface le nom de son co-réalisateur ainsi que ceux de ses collaborateurs juifs du générique. Ce film lui vaut l’admiration des cadres nazis, notamment Joseph Goebbels, et attire l’attention d’Adolf Hitler.

En 1933, après la prise de pouvoir par les nationaux-socialistes, Hitler lui confie la tâche de filmer le congrès annuel du parti nazi à Nuremberg, organisé dans un cadre conçu par Albert Speer, l’architecte attitré d’Hitler. Ce dernier restera un compagnon de route de Riefenstahl tout au long de sa vie. Le résultat donne naissance à deux documentaires : La Victoire de la Foi (Sieg des Glaubens, 1933) et Le Triomphe de la volonté (Triumph des Willens, 1934). Ce dernier devient rapidement un modèle du film de propagande grâce à son esthétique monumentale et hyperbolique, qui assoit la réputation de la cinéaste.

— Planche de contact provenant des archives d’Heinrich Hoffmann, maintenant Archives nationales : Joseph Goebbels (ministre du Reich de l’Éducation du peuple et de la Propagande) en visite chez Leni Riefenstahl dans sa villa à Berlin-Dahlem (1937)

À la tête d’une équipe d’une centaine de personnes, Riefenstahl transforme un congrès politique, a priori banal et ennuyeux, en une œuvre spectaculaire. Elle sublime les lieux architecturaux conçus par Speer à l’aide d’un éclairage sculptant l’espace et les protagonistes par l’ombre et la lumière, valorise le chef du parti à travers des placements de caméra ingénieux, et renforce l’impact visuel par un montage narratif saisissant, soutenu par une musique opératique.

En 1936, toujours sur commande d’Hitler, elle réalise son œuvre la plus emblématique : Les Dieux du stade (Olympia), un documentaire consacré aux Jeux olympiques de Berlin. Pour ce film, à la tête de 300 personnes, dont 40 cadreurs, elle déploie des techniques inédites de cadrage et d’angles de prise de vue, révolutionnant l’art cinématographique. Après 18 mois de montage, elle livre un film en deux parties : Fest der Völker (Fête des peuples) et Fest der Schönheit (Fête de la beauté).

Le documentariste Andres Veiel (Beuys, 2016) explore en profondeur le fonds d’archives de Leni Riefenstahl, constitué de près de 700 cartons d’une richesse exceptionnelle. Ces archives comprennent des bobines de films, des photographies personnelles, des planches-contact inédites, de nombreux enregistrements de conversations téléphoniques avec ses proches, des fans ou des opposant∙es, des messages laissés sur son répondeur, ainsi que des notes, lettres, et coupures de presse.

Avec une approche minutieuse, Veiel met en perspective ce matériel de manière non chronologique, reliant chaque élément aux situations évoquées. Il croise ces documents avec la biographie de Riefenstahl, des extraits d’interviews accordées dans la seconde partie de sa vie, ses interventions dans des talk-shows, ainsi que des séquences de ses films. À travers ce prisme, il tente d’explorer une psyché aussi captivante que repoussante, marquée par un déni persistant de la réalité. Ce travail met en lumière la volonté manifeste de Riefenstahl de dissimuler ses liens avec le régime nazi, voire sa proximité idéologique, malgré des faits accablants. Parmi elles, des photographies où elle pose aux côtés d’Hitler et de Goebbels dans un cadre privé, ou encore ses propres déclarations, souvent empreintes de contradictions.

Ce documentaire se déroule comme un véritable thriller, tenant le public en haleine dans l’attente de la preuve ultime qui permettrait de juger définitivement Leni Riefenstahl. Pourtant, ce qui captive avant tout, c’est l’incroyable obstination de la cinéaste à ne rien reconnaître, à se cacher méthodiquement — parfois de manière virulente — derrière l’art pour justifier son passé trouble.

Lorsqu’on lui demande si elle ne pense pas qu’un·e artiste a également une responsabilité, sa réponse interpelle : « À l’époque, 99 % des gens suivaient le mouvement. Est-ce qu’on attend de moi que je résiste toute seule ? » Pourtant, une réponse cinglante sera donnée à cette question lors d’un échange marquant. En 1976, dans un talk-show de la télévision publique allemande, Riefenstahl, consciente de la puissance des images, réalise un tour de force. Contre toute attente, elle parvient à retourner une partie de l’opinion publique, alors qu’elle se retrouve face à un présentateur qui la pousse dans ses retranchements, mais surtout face à une invitée, Elfriede Kretschmar, une femme ordinaire dont les propos résonnent profondément.

Le présentateur débute par une question directe : « On connaît Leni Riefenstahl, elle a fait des films. Et vous, qu’avez-vous fait ? » Kretschmar répond calmement : « J’ai travaillé. » Lorsqu’il lui demande si elle s’est engagée politiquement, elle rétorque avec assurance : « Oh oui, je ne pouvais pas dire oui à ce régime ! » La caméra se tourne alors vers Riefenstahl, le visage fermé. Le présentateur poursuit en demandant à Kretschmar quand elle a découvert l’existence de la cinéaste. « Lors de la sortie de La Lumière bleue. Je l’ai trouvé fascinant », répond-elle. Puis, implacable, elle ajoute : « J’ai vu ses films suivants, et cela m’a affligée. Ces œuvres représentaient quelque chose qui allait à l’encontre de l’humanité. » La caméra coupe à nouveau sur Riefenstahl, qui s’agite sur son siège. Kretschmar continue, imperturbable : « Personne, du moins personne vivant dans une grande ville, ne peut dire qu’il ignorait ce qui se passait. »
Riefenstahl tente alors de se justifier, répétant ses arguments habituels. Mais sa contradictrice ne lâche rien. Kretschmar enfonce le clou en affirmant qu’elle n’aurait jamais agi de la sorte et qu’elle ne comprend pas comment la cinéaste « a pu se cacher derrière ces millions de personnes qui ont suivi le mouvement et prétendent aujourd’hui qu’elles ne savaient pas ».

Suite à cette émission, Leni Riefenstahl a reçu des centaines de lettres et de messages sur son répondeur, qu’elle a soigneusement archivés. Ces courriers et enregistrements, majoritairement favorables, exprimaient un soutien à la cinéaste face à Elfriede Kretschmar, révélant l’impact complexe et ambivalent de son intervention.

Évidemment, puisqu’elle a consacré sa vie à construire sa biographie selon son propre narratif, on peut supposer qu’elle n’a pas conservé tous les messages hostiles qu’elle a reçus. Toutefois, avec habileté, elle en a intégré quelques-uns dans ses archives, probablement pour renforcer l’image d’une artiste injustement attaquée.

Cependant, c’est peut-être là que se situe le point d’inflexion : l’argument parfaitement articulé d’ Elfriede Kretschmar, la femme engagée contre le régime nazi devient, pour de nombreuses personnes, un faux procès, voire une attaque injustifiée contre une figure emblématique allemande. En effet, en Allemagne, des millions de personnes ont affirmé à leurs descendant∙es qu’elles ne savaient rien et qu’elles n’avaient aucun moyen de s’opposer. En occultant le fait que Leni Riefenstahl appartenait au gotha de la société nazie, elle est perçue comme une femme ordinaire, à l’image de ces millions d’autres, partageant leur ignorance et leur défense.

— Leni Riefenstahl vérifie son apparence pour le tournage du documentaire en trois parties Speer und er (Speer et lui) réalisé par Heinrich Breloer (1999)

Jusqu’à la fin de sa vie, elle a cherché à promouvoir l’aspect artistique de son œuvre — qui, il est vrai, constitue une véritable rupture dans l’histoire du cinéma. Précurseuse d’une forme de blockbuster, elle a su transformer le documentaire en une épopée de propagande, ouvrant ainsi une nouvelle ère pour le genre. Une démarche qui s’apparente à une version auto-absolvante du célèbre argument selon lequel « il faut séparer l’œuvre de l’artiste ».

En fin de compte, le portrait qui émerge de ce travail méticuleux réalisé par Andres Veiel est celui d’une femme totalement centrée sur elle-même, manipulatrice et dévorée par l’ambition de devenir une référence mondiale dans le monde de l’art, quitte à écraser tout sur son passage. Plus qu’une zélatrice fanatique du nazisme, elle apparaît comme une opportuniste dont les traits idéologiques transparaissent dans ses accès de colère et les réflexions d’autrui qu’elle laisse flotter adroitement, sans les approuver ni les contredire.

Est-ce que cela l’absout ? Bien sûr que non. Mais cela éclaire une autre facette de la banalité du mal : celle d’une personne obsédée par sa place au centre des choses, aspirant à se situer idéalement au-dessus des autres. Tout ce qu’elle magnifie dans ses films — la force, le contrôle du corps et de l’esprit — semble, en fin de compte, être une projection de sa propre perception d’elle-même. À la lumière de ce travail documentaire, qui la confronte à ses mensonges, demi-vérités et ambivalences, une chose demeure indéniable : sa volonté de fer à défendre jusqu’à sa dernière interview, à l’âge de 99 ans, la vision qu’elle souhaitait imposer d’elle-même.

À la fin, le sentiment qui prédomine est celui d’un questionnement introspectif, accompagné d’une question lancinante : pourquoi sommes-nous si fasciné∙es par cette femme sans scrupules, actrice et réalisatrice — au sens propre des termes — de sa propre vie ? Une fascination qui trouve peut-être sa source dans l’héritage ambigu qu’elle laisse derrière elle : d’un côté, la force émancipatrice de l’individu, et de l’autre, les germes contemporains des extrêmes-droites qui prolifèrent dans un système-monde en pleine dérive.

De Andres Veiel; Allemagne ; 2024 ; 115 minutes.

Malik Berkati

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