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GIFF 2025 – Intraçables : thriller numérique et secrets familiaux. Rencontre avec Louis Farge, co-réalisateur de la série

La série s’ouvre sur un moment de joie et d’allégresse dans le Valais : David, Giulia et leur fils Achille se rendent au mariage de leurs ami·es et passent une journée radieuse, captée dans des tons chauds et nostalgiques d’une fin d’été. Giulia (Sofia Essaïdi) confie à son amie : « Elle est parfaite, ta soirée. » Ce sera pourtant leur dernier instant de légèreté : une explosion dans la remise tue David (Alexis Michalik).

— Sofia Essaïdi – Intraçables
Image courtoisie RTS

Sept ans plus tard, on retrouve Giulia et son fils (Arcadi Radeff) à Genève, plongés dans le gris et le froid de l’automne. Giulia est désormais chauffeuse de taxi, tandis qu’Achille achève sa dernière année de collège. Plutôt que de se concentrer sur ses études, il tente de gagner de l’argent grâce à ses compétences en informatique. Il pirate des entreprises pour leur révéler leurs failles, espérant être rémunéré pour ses services – une manière de se positionner du côté des « gentils hackers ».

Giulia, de son côté, peine à se reconstruire. Elle continue de somatiser le drame qui a bouleversé sa vie : ses cicatrices de brûlures se réveillent régulièrement, ravivant la douleur, tandis que de brèves réminiscences surgissent, de jour comme de nuit. Sa relation avec son fils est devenue tendue : Achille lui reproche de vouloir effacer la mémoire de son père et de se débarrasser de tout ce qui évoque leur passé. Son unique projet est désormais de s’émanciper et de vivre sa vie loin d’elle, le plus vite possible.

Un soir, un inconnu (Antoine Basler) monte à l’arrière du taxi de Giulia. À la vue de son visage, elle se fige : des fragments de mémoire refont surface, lui révélant tout un pan de l’accident qu’elle avait enfoui. Dès lors, Giulia se lance dans une quête de vérité qui la conduit à explorer le passé de David, qu’elle croyait pourtant connaître. Sur son chemin, un mystérieux hacker tente de la faire taire à tout prix. Pour échapper à cet ennemi invisible, elle est contrainte de fuir avec son fils et de plonger dans un état de « mort numérique », à bord d’une vieille voiture.

À leurs trousses se trouve, outre leur mystérieux ennemi, une cheffe de la police genevoise (Irène Jacob) qui prend sa retraite le jour même où l’un de ses collaborateurs meurt dans l’explosion de son appartement au Lignon. Peinant à quitter le terrain et à se résoudre à partir en voyage avec son mari pour entamer cette nouvelle étape de sa vie, elle se lance dans la traque des fugitifs. L’atout de cette policière issue de la génération X : elle sait encore naviguer dans le monde sans dépendre des technologies.

Créée par Raphaël Meyer et Ami Cohen, écrite par Ami Cohen, Raphaël Meyer, France Ortelli et Mathilde Arnaud, réalisée par Louis Farge et Luc Walpoth, la série — coproduite par Akka Films, Empreinte Digitale, la Radio Télévision Suisse (RTS) et TF1 — sera diffusée sur RTS 1 dès le 13 novembre et est déjà disponible sur Play RTS.

Rencontre avec le réalisateur français Louis Farge au GIFF 2025, où la série a été présentée en première suisse.

La série a été créée par Ami Cohen et Raphaël Meyer ; comment êtes-vous arrivé sur le projet ?

Thomas Saigne, le coproducteur français d’Intraçables, avec qui j’avais déjà collaboré sur une série précédente, Cuisine interne (2022), m’a dit : « Écoute Louis, j’ai une super série qui se passe en Suisse, un thriller digital, avec Sofia Essaïdi. Viens, on y retourne, on retravaille ensemble ! »
J’ai ensuite rencontré Philippe Coeytaux, le coproducteur suisse, ainsi que les auteur·rices. Nous avons discuté du texte, des enjeux et de ce que je pouvais y apporter. Et voilà comment je suis arrivé dans cette aventure.

Quelle est la difficulté d’imposer sa patte en tant que réalisateur lorsqu’il y a quatre co-auteur·trices, surtout que vous êtes deux co-réalisateurs ? Vous avez fait les épisodes 1, 2 et 5. Quels sont les défis en termes de cohérence artistique et direction d’acteur ?

Cela fait trois ans que j’enchaîne les séries, et souvent je ne participe pas à l’écriture. Quand j’arrive sur un projet, je regarde à quel niveau le scénario est déjà écrit. Parfois, le réalisateur doit intervenir dans l’écriture, parfois non. Ici, tout était relativement en place, et mon rôle était de me positionner comme auteur-réalisateur : rencontrer les auteur·trices, la chaîne, les producteur·trices, et partager mon point de vue sur l’histoire telle que je l’avais lue, en précisant ce que je souhaitais y apporter. Ce n’est pas le même fonctionnement qu’aux États-Unis, où le réalisateur suit souvent une commande.

Il y a donc une sorte de « réécriture de mise en scène » : ce n’est pas la structure ou les personnages qui changent, mais plutôt la manière de raconter l’histoire. Pour moi, au-delà du thriller et de la dimension digitale, cette série parle avant tout de la reconnexion entre une mère et son fils, de voyage et d’intimité. C’est sur cela que j’oriente la réécriture.
On ajuste aussi beaucoup par rapport au budget avec les auteur·trices. Le réalisateur intervient pour recouper des scènes et gagner en efficacité. J’anticipe beaucoup le montage, tout l’intérêt d’un réalisateur est d’avoir une vision: si une scène ne fonctionne pas pour un personnage ou un rapport de force, je propose de la déplacer ou de la modifier pour que tout reste cohérent. À la fin, on prend le scénario — qui n’est pas le nôtre — et on y installe notre vision.

Ma patte n’est pas tant visuelle que rythmique. Quand je lis un scénario, je m’interroge sur le tempo de chaque personnage et sur leurs interactions : comment Irène et Sofia vont-elles interagir ? Comment Giulia et son fils ? Je positionne ma caméra en fonction de ce rythme, que je poursuivrai jusqu’au montage. Ensuite, je travaille avec mon chef opérateur Martin Laugery et ma chef décoratrice Marion Schramm sur la direction artistique.

— Arcady Radeff et Sofia Essaïdi – Intraçables
RTS – © Laurent Bleuze

Concernant la co-réalisation avec Luc Walpoth, l’idée est celle d’une réalisation par blocs  : moi, j’ai lancé le premier bloc – j’avais donc la main –, et Luc a suivi pour le second. Les réalisateur∙ices de blocs différents échangent leurs visions et méthodes afin de trouver un accord narratif. Je lui explique ma vision et nous ajustons ensuite pour que le montage final ne laisse aucune rupture perceptible pour le spectateur. En résumé, nous sommes au service de l’histoire, et c’est la technique qui nous réunit. Par exemple, j’utilise beaucoup de mouvements de caméra et me rapproche des comédien·nes ; Luc poursuit dans la même logique, tout en apportant sa singularité. Chaque épisode garde ainsi sa propre identité, tout en restant cohérent avec le reste de la série.

La distribution de la série est internationale, mais mélange également acteur·rices confirmé·es et nouvelles·aux venu·es. Comment crée-t-on une telle symbiose ?

Dans toutes les séries que j’ai réalisées, j’essaie de constituer une distribution diversifiée. Pour moi, il est essentiel que l’acteur·trice rencontre le personnage. Au casting, je vérifie si la proposition de l’acteur·trice correspond à ce que j’avais imaginé, ou si elle apporte quelque chose d’original et inattendu.

Avec Irène Jacob, nous nous sommes rencontrés et avons discuté du rôle. Elle m’a dit : « C’est génial, je n’ai jamais joué de flic ! » Ce qui est assez rare : la plupart du temps, on me dit plutôt le contraire, qu’on en a assez de ce type de rôle. Elle était enthousiaste et curieuse de ce personnage, et nous avons donc reconstruit son rôle ensemble. J’en ai ensuite discuté avec les auteur·rices pour leur indiquer dans quelle direction elle souhaitait amener son personnage.

Elle a donc insufflé sa propre vision du personnage ?

Exactement, tout comme Sofia Essaïdi. Sur une série, nous avons quatre heures de fiction, beaucoup plus qu’un long métrage. Les comédien·nes disposent donc d’un temps plus long pour développer leur personnage, ce qui leur permet d’influencer davantage le scénario et la mise en scène.
Avec les acteur·ices, je ne fonctionne jamais comme un seul décideur. Je leur demande ce qu’ils et elles perçoivent de leurs personnages par rapport à l’histoire. Cela permet de créer quelque chose d’organique, de rythmer les scènes, d’installer du mouvement et de maintenir l’intérêt du spectateur. C’est vraiment l’aventure d’un collectif.

La série ressemble à un thriller paranoïaque, mais l’ambiguïté — savoir si elle est ou non paranoïaque — est très vite levée pour les spectateur·rices, mais pas pour les protagonistes. Comment créez-vous cette ambivalence ?

C’est sans doute l’un des aspects les plus difficiles, et en même temps l’un des plus intéressants de la mise en scène. Parfois, c’est vraiment stimulant de ne pas écrire l’histoire en amont, mais de se concentrer directement sur l’écriture de mise en scène. Notre travail consiste à rendre la finalité du projet à travers l’image et le son : sinon, les producteur·rices seraient simplement éditeur·rices de livres.

Mon rôle est de raconter l’histoire par le placement de la caméra et par des subtilités dans la manière de filmer. Ainsi, on montre que Giulia vit dans sa réalité tandis que son fils évolue dans une autre. La caméra est utilisée différemment selon les personnages : avec Arcadi Radeff et Sofia Essaïdi, par exemple, les angles et la profondeur de champ changent. Quand on suit Giulia, l’atmosphère est plus oppressante, et le·la spectateur·rice perçoit inconsciemment cette distinction. Ce travail dépasse largement le texte : il s’agit de traduire visuellement la perception de chaque personnage.

Il y a cette tension causée par la technologie et le numérique sur les libertés individuelles. En même temps, il y a cette photo analogique qui va révéler à Giulia qu’elle n’est pas complètement folle. C’est l’analogique qui paradoxalement la sauve …

Entièrement, c’est une bonne réflexion ! La série s’appelle IntraçablesLog-out pour le titre international — et parle de déconnexion. Même si nos deux premiers épisodes sont très connectés, la suite de la série explore une véritable déconnexion. Nous jouons beaucoup sur cet antagonisme connexion-déconnexion, non seulement dans le récit mais aussi entre les personnages : Achille, ultra-connecté, et sa mère, qui va tenter de le déconnecter. On ressent bien, lorsqu’elle lui retire son téléphone, l’oppression qu’il éprouve, comme si on le privait d’une partie de lui-même.
C’était très intéressant de traduire cela à travers l’intrigue, et c’est au crédit des auteur·rices de faire de Giulia une ex-reporter de guerre qui travaillait en analogique, rendant son travail tangible et en décalage avec l’époque numérique.

Intraçables a été cofinancée dans le cadre du nouveau règlement d’application, dite « Lex Netflix », qui impose aux plateformes de streaming et aux diffuseurs de contenu en ligne de réinvestir 4 % de leurs recettes brutes réalisées en Suisse dans la production nationale. Que pensez-vous de ce genre d’incitation, et existe-t-il un mécanisme similaire en France ?

En France, les plateformes de streaming doivent encore davantage contribuer à la création locale : entre 20 % et 25 % de leur chiffre d’affaires réalisé dans le pays. Cette loi a une logique assez imparable : si vous venez proposer vos œuvres à des spectateur·rices français·es et que vous y réalisez des bénéfices, ceux-ci doivent être redistribués pour soutenir la création.
Même si nous bénéficions aussi d’autres aides d’État — comme l’exception culturelle française et le statut d’intermittent·e du spectacle — ce type de financement est essentiel. Il permet de préserver un audiovisuel de qualité, de garantir une certaine liberté artistique et d’offrir la possibilité de tenter de nouvelles choses. Pour l’instant, touchons du bois, ce système fonctionne et devrait continuer à soutenir la création.

Vous avez l’impression que, s’agissant des séries, cela permet de monter en qualité ?

Bien sûr. On remarque que les projets deviennent ultra-qualitatifs depuis quelques années. Depuis environ un an, tout est au niveau international : nous n’avons plus ce complexe par rapport, par exemple, à la Grande-Bretagne ou aux pays scandinaves. Nous avons désormais les moyens de nous y mettre, et nous l’avons fait collectivement. Cela a permis d’industrialiser le métier.
En France, mais aussi en Suisse et en Belgique, je constate une multiplication des tournages. Cela offre aux technicien·nes la possibilité de pratiquer pleinement leur métier, de ne pas devoir cumuler plusieurs emplois, et de monter en compétences. Et tout cela se ressent directement dans la qualité des productions actuelles.

De Louis Farge et Luc Walpoth ; avec Sofia Essaïdi, Irène Jacob, Arcadi Radeff, Alexis Michalik, Antoine Basler, Alix Henzelin, Karim Barras, Michel Voïta, Djemi Pittet Sané; Suisse, France ; 2025 ; 6X45 minutes.

Malik Berkati

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