La poésie visuelle des images dans la photographie de Luvia Lazo. Rencontre
À travers sa série photographies intitulée Kanitlow – « les visages s’effacent » en zapotèque – l’artiste documente avec poésie et douceur la métamorphose de sa communauté. Par ces portraits dissimulés derrière des éléments végétaux, Luvia Lazo questionne ainsi les notions d’identité, de racines, le deuil et la mémoire collective.
Image courtoisie Luvia Lazo
La photographe mexicaine poursuit son travail et cherche à représenter les univers auxquels elle appartient, en utilisant comme point de mire la communauté zapothèque contemporaine, en particulier les femmes, créant une constellation d’images à travers le temps et les espaces à Oaxaca.
Porte-parole de sa culture sur la scène internationale, Luvia Lazo s’intéresse à photographier la transformation des identités à travers les époques dans sa région. Née à Teotitlán del Valle, à l’est de la ville d’Oaxaca, l’artiste zapotèque nous a parlé de son art, de sa culture, de ses sources d’inspiration. Rencontre à l’occasion de la 23e édition du Festival du film et forum international sur les droits humains de Genève qui s’est déroulé en mars dernier, où l’artiste faisait partie du jury de la section compétition documentaire de création. Ell est également l’autrice des affiches du FIFDH 2025.
Quel a été votre parcours et comment êtes-vous arrivée à la photographie ?
J’ai étudié les langues à l’Université autonome Benito Juárez d’Oaxaca pour devenir professeure de langues. Ma première approche de la photographie a été de photographier mes grands-parents ; par la suite, j’ai participé à des ateliers au Centre artistique San Agustín et au Centre photographique Manuel Álvarez Bravo, tous deux à Oaxaca. J’ai été bénéficiaire de la bourse FONCA Jeunes Créateurs 2020 (Fonds National pour la Culture des Arts, Mexique) et le premier récipiendaire de la bourse de photographie autochtone 2021.
En photographiant vos grands-parents, la photographie est devenue un art de nostalgie, de perte et de deuil, des thématiques omniprésentes dans vote œuvre …
Tout à fait, la photographie est l’art de la mémoire, mais c’est aussi un langage esthétique qui parle d’oubli et de perte. Dans mon travail, la photographie touche effectivement à la nostalgie et au deuil. Mes portraits naissent du nécessaire réarrangement du monde après la mort d’êtres chers, mais ils enregistrent des espaces pleins de vitalité, de significations, de couleurs, de textures et de fleurs. En cherchant le visage de mon grand-père ou de ma grand-mère après leur mort, je reconnais certains de leurs traits ou de leurs expressions dans le visage d’autres grands-mères ou grands-pères. Dans la culture zapothèque, les personnes âgées font partie intégrante de la société, contrairement à la réalité des sociétés occidentales, et les personnes âgées sont considérées et respectées pour leur savoir, leur expérience et leur sagesse.
S’agit-il de votre projet photographique Kanitlow ?
Oui. Je pratique l’art de vivre multidisciplinaire : je travaille comme photographe et j’appartiens à une famille de bouchers. Avec mes parents, je vends de la viande le samedi et le dimanche sur notre marché communautaire. En parallèle, je continue à faire de la photo depuis quinze ans. Vous mentionnez mon projet photographique Kanitlow qui est né de cet espace que j’habite depuis que je suis petite, dont le marché. C’est dans ce lieu que j’ai a tourné mon regard et écouté les grands-mères et les grands-pères de notre communauté, les personnes âgées zapothèques qui se promènent, vendent, achètent, troquent, parlent, existent. Errant entre éléments traditionnels et contemporains, ces ancien·nes forment une communauté parmi des écheveaux de fil, des plantes, du chocolat, de la nourriture, des paniers, des légumes, des graines, des pelles en bois, du pain, des fleurs, des textures, des châles, des motifs, des murs et des couleurs. Cette série de photos qui constitue le projet photographique Kanitlow présente cependant une particularité : les personnes représentées apparaissent toutes de dos ou leurs visages sont cachés.
Le mot kanitlow est issu de la culture zapothèque : pouvez-vous nous expliquer ce qu’il signifie ?
Bien sûr ! Le mot kanitlow est utilisé en zapotèque pour désigner « quelque chose ou quelqu’un qui commence à disparaître », par exemple quand un ami proche cesse d’être si proche, quand quelqu’un cesse de nous rendre visite fréquemment, quand les choses se transforment ou quand quelqu’un commence à perdre la vue. Cette série photographique est née après la mort de mon arrière-grand-père et le chagrin inévitable qui l’a accompagnée. C’est ce contexte de rupture qui a établi un lien avec le concept Kanitlow, que l’on pourrait traduire littéralement par : « les visages sont perdus ».
Je me souviens qu’un jour, je suis arrivée dans la maison que je partageais avec mes grands-parents. Lorsqu’il m’a senti arriver, mon grand-père Domingo m’a dit « Luvia kanitlow », c’est-à-dire : « Luvia, je perds la face ». Mon grand-père Domingo avait un problème de cataracte qui évoluait et sa vision devenait de plus en plus floue.
Une traduction possible de ce mot serait : « Luvia, je deviens aveugle », mais mon grand-père ne me parlait pas seulement de sa perte de vision. C’étaient les derniers jours de sa vie, il voulait me dire qu’il mourait et qu’il ne voyait plus. Il a ajouté : « A la fin. je n’aurai plus d’yeux et j’aurai perdu ton visage ». C’était quelque chose de définitif, pour cela il n’y avait pas d’opérations possibles. Ce que m’a dit mon grand-père est resté gravé dans ma mémoire.
Et comment est né ce travail sur la mémoire ?
Je me promenais dans Teotitlán, ma ville. La maison de mes grands-parents est très proche du Panthéon et je sortais pour voir les rituels, la musique et les fêtes. Un jour, j’ai aperçu un homme portant un paquet de fils teints en indigo. Lorsque je l’ai vu, je me suis souvenue de mon grand-père, j’ai été enchantée par l’image et lui ai demandé la permission de faire un portrait de lui. C’était le premier de la série Kanitlow.
Vous mentionnez votre travail sur des portraits sans visage ; pouvez-vous développer ?
Quand j’ai commencé à voir ces autres grands-parents, j’ai vu exactement ce que je voyais dans les miens. Je voyais les vêtements ou une petite chaîne et quand je commençais à leur parler, c’était le chemisier que sa fille lui envoyait des États-Unis ou la chaîne que son fils lui avait offerte à la sortie du lycée. Tous ces éléments qu’ils ont rassemblés parlaient et disaient quelque chose, au-delà du visage. Je n’avais pas besoin de voir ses yeux ni son visage pour les comprendre. Je voulais montrer ça, le vrai quotidien.
Quel a été le premier portrait sans visage que vous ayez pris ?
La première photographie que j’ai prise sans visage, et que je peux désormais relier à cette œuvre, était celle de ma grand-mère. La relation avec elle était un peu distante, lointaine. De temps en temps, elle venait à la maison dire bonjour à ma mère et ce jour-là, elle lui rendait visite.
C’était bien avant cette série. Je ne me souvenais même pas de cette photo, née de la peur de ne pas savoir quoi faire de la relation que j’avais avec elle. Je ne voulais pas l’envahir. Puis, en parcourant mes fichiers, j’ai trouvé la photo et je n’arrivais pas à croire qu’elle soit identique aux photos que je prends actuellement. C’était la première photo que j’ai prise de dos. C’est pourquoi je l’inclus, même si la photo n’a jamais été destinée à cette série.
La photographie vous permet-elle d’exprimer plus de sentiments que les paroles ?
Oui, j’étais très timide et la photographie est devenue cette façon d’être, de ressentir, de s’exprimer. Je vivais avec mes arrière-grands-parents. Ils étaient déjà d’un certain âge, j’en étais consciente et je me disais : « ils vont bientôt mourir ou un jour ». La photographie, c’était ma langue, une façon de naviguer dans mon espace et dans la maison de mes arrière-grands-parents. J’ai également dû apprendre le langage visuel – ou communiquer sans mots – parce que mon arrière-grand-mère a eu un accident vasculaire cérébral et n’a pas parlé pendant sept ans. Mais nous parlions tout le temps, même sans parler. Il y avait un moyen de communiquer aussi avec l’image.
Quel est votre procédé créatif ? Votre technique ?
Pour mes photographies, je réfléchis à la façon de nettoyer l’espace, car ce que je veux voir, c’est la personne. Là, à ce moment-là précis. Quand on me demande quel est mon procédé photographique, comme vous le faites, je réalise que je n’en ai pas. Mais tout le temps, je pense à image, image, image. Je m’intéresse également au « nôtre », à ce que nous considérons comme nôtre. En quittant Teotitlán, j’ai réalisé que tout est lié : les rituels, les formes, la mémoire, tout. Comment cette blouse Pinotepa est-elle devenue le costume traditionnel de Teotitlán del Valle ? En quoi une blouse guatémaltèque en fait-elle partie ? Comment ce tissu venu de Chine, ou de Londres, est-il incorporé au costume ? Comment est-il devenu partie intégrante de notre tradition ? J’ai commencé à avoir plus que des réponses, des questions.
Image courtoisie Luvia Lazo
Les éléments traditionnels de la culture zapothèque – corbeilles tressées, fleurs, éléments végétaux – jouent un rôle primordial du point de vue esthétique dans votre œuvre …
En effet, les ingrédients de base de l’expérience esthétique sont travaillés dans la série avec précision et à partir du quotidien de la culture zapozhèque : couleur, forme, ligne, motif. Je cherche à documenter l’extraordinaire beauté de l’habituel et du minuscule, du détail : la broderie, la texture d’une chemise, la couleur de ce mur, le tissage d’un panier, la disposition des cheveux, l’éclat d’une boucle d’oreille, le tissage des rides, la forme particulière de certaines fleurs, la chute du tissu, le geste d’un bras qui tient.
Certains de vos portraits, en particulier ceux de femmes, font songer aux autoportraits de Frida Kahlo, en particulier la façon d’orner les cheveux de fleurs, de feuilles. Est-ce une caractéristique des cultures amérindiennes ?
Les fleurs et tous les éléments liés de la nature sont omniprésents dans la culture zapothèque comme beaucoup de cultures autochtones. Ma mère – qui porte toujours des robes à fleurs, des boucles d’oreilles à fleurs, des tabliers à fleurs, sa chambre est pleine de fleurs – avait acheté une tulipe qui a fleuri ce jour-là, et elle m’a demandé de la prendre en photo avec sa tulipe. J’ai pris l’appareil photo pour la photographier, elle avec sa tulipe. Quand ma grand-mère est partie, je ne sais pas pourquoi, je lui ai demandé : « Puis-je la prendre en photo ? Je ne l’avais jamais prise en photo, car je ne me sentais pas proche d’elle. Elle m’a regardé et a accepté. « Mais avec le dos tourné », lui ai-je dit. Elle s’est arrêtée juste à côté de chez moi et j’ai pris cette photo, à ce moment-là. Mais j’intègre très souvent des éléments naturels à ces portraits pour relier ces personnes à notre culture. Cette façon très féminine de se mettre en beauté. En lien avec la nature et ses éléments, m’a réconciliée avec ma propre féminité que j’avais ignorée pendant des années. Les femmes de ma culture comme les femmes de toutes les cultures autochtones sont reliées à la Terre, Mère nourricière. Je ne suis pas encore mère mais je me sens connectée à l’essence féminine comme les femmes zapohtèques.
En Occident, la vieillesse est vue comme un tabou ; dans votre culture, elle apparait inspirante …
Il est vrai que les portraits de personnes âgées sont inhabituels dans les sociétés occidentales, en particulier dans le monde de la publicité. Contrairement à la tradition photographique documentaire qui aborde la vieillesse comme synonyme de fin de vie et de voyage vers la mort, dans mon travail, les personnes représentées sont des présences actives : elles sont ici, elles habitent l’espace public, elles participent à leur monde, elles contribuent à leur communauté, elles produisent, elles négocient, elles vendent, elles marchent, elles parlent, elles vivent. Les personnes âgées sont présentes, visibles et au centre, même si on ne regarde pas leurs visages. Même si les visages sont peut-être absents, ces portraits révèlent tout ce qui peut habiter un portrait. Les personnes âgées sont respectées, considérées, vénérées comme certains pays africains considèrent leurs aïeuls comme des bibliothèques vivantes.
Vous soulignez la différence entre l’usage de la photographie dans les sociétés occidentalisées versus les sociétés traditionnelles indigènes. Selon vous, quelle est l’importance de l’image pour travailler sur des questions telles que la diversité et l’inclusion ?
Nous sommes à une époque où nous consommons de nombreuses images par jour, créer à partir d’une position plus consciente et diversifiée nous permet de montrer d’autres façons d’être et d’exister dans le monde, tourner l’objectif vers d’autres angles montre que des choses que nous ignorons parfois s’y produisent et dont on parle rarement.
Vous êtes considérée comme la photographe de la culture zapothèque sur la scène internationale ; comment le vivez-vous ?
Quand je parle de mes photographies, je parle de moi, car elles ne sont en aucun cas séparées. J’ai grandi au marché, tous les samedis et dimanches nous allions vendre. J’en fais partie et les gens que j’y rencontre me connaissent depuis que je suis petite. Au lycée et à l’université, je ne me suis jamais fait appeler Zapotèque et je ne voulais pas parler zapotèque avec les autres, par honte. Je ne m’exprimais qu’en espagnol et ne conservais le zapotèque que pour échanger dans ma communauté. Je n’étais nulle part, ni ici ni là-bas. Au fil du temps, j’ai appris à accepter qui je suis, à être fière de mes racines, cela fait partie de moi et j’aime ça.
Quant à mon travail multidisciplinaire en tant que photographe, il m’a fallu des années pour le nommer : oui, je prends des photos ; et oui, je vends au marché de Teotitlán. Je mentionne que je suis zapotèque et que je suis bouchère. Parce que, pour moi, c’est la base de la façon dont je me déplace dans cet espace, parce que j’y ai grandi. Je connais les gens et je sais ce que c’est de manger sur un stand, d’aller chez un autre, de troquer, de marchander, de vendre, de se salir, de ramasser, tout. Avec la maturité, jai réalisé qu’il n’y a aucune honte à avoir, bien au contraire ! En fin de compte, tout cela fait partie de moi et je dois l’accepter pour naviguer naturellement dans cet espace. C’est le marché, et c’est là que je vois les choses.
Le FIFDH 2025 a choisi vos œuvres pour ses affiches et vous a invitée comme membre du jury documentaire de création : que retenez-vous de cette expérience ?
Cela a été fabuleux d’être invitée à Genève, de participer au festival en tant que membre du jury du documentaire de fiction avec l’artiste et cinéaste palestinien Mohamed Jabalya, avec le militant pour la démocratie, originaire de Hong Kong Nathan Law et Baloji, artiste multidisciplinaire qui crée en tant cinéaste, rappeur, auteur-compositeur, poète, performeur. J’ai été très touchée de voir mon travail exposé. J’en suis très honorée. Cela me motive à continuer mon exploration, à cherche à capturer et à partager la réalité du point de vue des femmes et des hommes dans ma communauté, en créant des liens entre les générations, entre le temps et l’espace à Oaxaca, mais aussi à Mexico.
Firouz E. Pillet
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