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Les Enfants rouges, de Lofti Achour, dépeint les blessures du terrorisme islamiste dans les montagnes tunisiennes

Après avoir fait sa première mondiale dans le Consorso Cineasti del Presente du Festival de Locarno 2024, le deuxième long-métrage du cinéaste franco-tunisien a été sélectionné dans plus de cinquante festivals, remportant à ce jour plus de quinze prix.

Les Enfants rouges de Lofti Achour
© Nour films

Alors qu’ils font paître leur troupeau dans la montagne, deux adolescents sont attaqués. Nizar (Yassine Samouni), seize ans, est tué tandis qu’Achraf (Ali Helali), quatorze ans, doit rapporter un message à sa famille en apportant la tête de son cousin sacrifié. Le grand-père (Noureddine Hamami), en état de sidération, reste prostré, adossé au frigidaire où est conservée la tête de Nizar en attendant que les hommes de la famille partent chercher son corps dans la montagne pour l’enterrer dignement. Le frère aîné (Younes Naouar), soutenu par sa femme (Eya Bouteraa), ne cesse d’appeler les autorités pour que justice soit rendue à son frère, en vain.

La mère (Latifa Gafsi) de Nizar, abattue, trouve encore la force de l’exiger : « Mon fils est sorti de mon ventre entier, il quittera ce monde entier. ». Alors qu’il a quitté l’école, Achraf partage des moments de complicité et de tendresse avec sa meilleure amie (Wided Dadebi) qui doit réviser pour un examen. Malgré la tragédie, la vie continue…

Sur un scénario coécrit par le cinéaste avec Natacha De Pontcharra, Doria Achour et Sylvain Cattenoy, d’après une tragique histoire vraie, Les Enfants rouges s’inspire de l’assassinat d’un jeune berger, Mabrouk Soltani, le 15 novembre 2015, dans la montagne de Mghila, une région du centre-ouest tunisien proche de la frontière algérienne. La victime n’était qu’un adolescent de seize ans, décapité par un groupe extrémistes. Ses assassins avaient ordonné à son cousin, témoin de la scène, de ramener la tête enveloppée dans du plastique à la famille, selon des proches et le ministère de l’Intérieur. La réalité est souvent plus violente que la fiction…

Malgré la violence des faits, il n’y a aucune licence poétique de la part du cinéaste. En effet, la famille conservait la tête de la victime dans le réfrigérateur du foyer, tandis que le corps était resté dans les montagnes, sur le lieu de l’assassinat. Lorsque l’équipe du film a appris cette histoire, le corps n’avait toujours pas été récupéré.

Lofti Achour, qui a surtout œuvré dans le monde théâtral comme metteur en scène, a été bouleversé par le déroulement de cette nuit tragique qui ne s’apparentait pas à un acte terroriste ordinaire « puisqu’il ciblait des civils, ce qui était rare en Tunisie malgré la décennie troublée que le pays traverse ».

Le réalisateur a judicieusement choisi de ne pas montrer les terroristes, préférant nous faire vivre le traumatisme d’un acte barbare sur les enfants en mettant lancent sur l’impact psychologique de cette mise à mort sur les proches de la victime, en particulier les enfants. L’acte, bien que suggéré, nous hante pendant tout le film à travers le prisme de ses conséquences.

Le récit est donc raconté du point de vue d’Achraf, afin d’explorer la dimension intime de cette tragédie. En plongeant le public dans la tête de cet enfant, et par extension, dans son univers, sa vie et son environnement, Lofti Achour l’implique au premier plan, de manière émotionnelle. Ce choix d’immersion est renforcé par le cadre du tournage, en pleine nature, afin de représenter le monde rural tunisien, un choix qui permet au cinéaste de souligner le traitement qui est réservé aux populations berbères.

L’identité amazighe en Tunisie est totalement prohibée, et la seule identité autorisée, proclamée et imposée est celle fondée sur l’islam et l’arabe. C’est ce que le public perçoit subtilement à travers les appels infructueux du frère aîné et l’indifférence dans laquelle la famille de la victime est laissée. Sur ce point, Les Enfants rouges rappelle avec finesse le sort réservé aux populations berbères de la Tunisie où toute affirmation ou revendication d’une autre identité peut être considérée comme « un acte de trahison » par les autorités.

Les Enfants rouges de Lofti Achour
© Nour films

Après un long casting dans les collèges ruraux de Tunisie, le cinéaste a porté son choix sur trois jeunes acteur·trices. La majorité des acteurs adultes comme les enfants est issu de la région où a été tourné le film. Les Enfants rouges a donc été filmé dans le dialecte local, et les comédien·nes qui ne le connaissaient pas ont dû suivre un apprentissage minutieux pendant plusieurs mois. La culture amazighe est mise en avant par le cinéaste quand il filme les deux jeunes bergers dans la montagne en train de chanter des poèmes et des chants en berbère. Cependant, le réalisateur tenait à éviter toute caricature et recherchait à dépeindre de manière authentique le monde rural. En ancrant son film à Kasserine ou à Sidi Bouzid, avec l’exigence linguistique qui s’avérait essentielle, Lofti Achour parvient à une représentation authentique de ces régions et des conditions de vie, soutenue par la musique signée Jawhar Basti et Venceslas Catz.

En portant cette tragédie sur grand écran, le réalisateur a souhaité témoigner de l’émotion immense qui a ébranlé tout le pays, relayée par les réseaux sociaux et les médias. Lofti Achour d’ajouter : « Un an plus tard, le frère aîné de Mabrouk, Khalifa Soltani, a lui aussi été décapité par le même groupe terroriste, lors d’une opération de ratissage lancée après l’annonce de son enlèvement par un groupe terroriste». Ce nouvel assassinat, survenu dans la même région, déclenchait un nouveau traumatisme national.

Si la Tunisie semblait épargnée par rapport à l’Algérie et la sanguinaire décennie noire que celle-ci a subi dans les années nonante, la Tunisie craignait de sombrer dans un contexte aussi violent que son voisin quand une nouvelle exécution similaire, en 2020, secoue à nouveau tout le pays alors que les autorités tunisiennes annoncent qu’un jeune homme, berger, a été décapité dans la région d’Al-Soltanya, dans le gouvernorat de Kasserine.

Ces divers assassinats avaient été revendiqués par le groupe djihadiste État islamique (EI). Rappelons qu’après sa révolution en 2011, la Tunisie a été confrontée à un essor de la mouvance djihadiste, responsable de la mort de plusieurs dizaines de soldats et de policiers, mais aussi de civils et de touristes étrangers.

Le lieu où ces jeunes bergers font paître leurs troupeaux sont les zones montagneuses au centre de la Tunisie qui servent de repaire de la branche djihadiste locale d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi), la Phalange Okba Ibn Nafaa qui avait revendiqué la mort de plusieurs soldats. Les Enfants rouges est un film, certes, politique et sociologique mais particulièrement poétique et pictural, ce qui permet au cinéaste de rester dans la description des faits sans porter de jugement. Les paysages sont mis en lumière par la photographie éblouissante et solaire de Wojciech Staron.

Pour la présentation de film à Locarno, le cinéaste avait souligné qu’il ne voulait pas seulement raconter l’assassinat de Mabrouk Soltani, mais aussi « documenter un moment clé de notre histoire contemporaine. Ce drame cristallisait à lui seul l’abandon des populations rurales, la barbarie terroriste, la faillite politique et la dérive médiatique. C’est cette nécessité de témoigner qui a guidé la conception du film. »

Les Enfants rouges a raflé une multitude de prix dont le Prix de la Presse (Festival du Film Arabe de Fameck 2024, France), le Bayard d’Or du meilleur film et le Bayard de la meilleure photographie (Festival International du Film Francophone de Namur, Belgique, 2024), le Golden Yusr for Best Film et Best Director Award (Red Sea Film Festival, Djeddah, Arabie Saoudite, 2024),  le Tanit d’Or (Journées cinématographiques de Carthage, Tunisie, 2024), le Best Director Award (Mostra de València Cinema del Mediterrani, Valence, Espagne, 2024) et The Audience Award Vanguard (Vancouver International Film Festival, Vancouver, Canada, 2024). Des prix amplement mérités pour ce film essentiel, poignant, plus que nécessaire !

Les Enfants rouges sort ce mercredi sur les écrans romands.

Firouz E. Pillet

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Firouz Pillet

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