Les Fantômes, de Jonathan Millet, suit un réfugié syrien sur les traces de son tortionnaire
Après s’être fait remarquer dans le documentaire, le cinéaste français signe un premier film de fiction haletant et troublant. À Strasbourg, de nos jours, Hamid (Adam Bessa) est officiellement requérant d’asile, officieusement membre d’une organisation secrète qui traque les criminels de guerre syriens cachés en Europe. Avec assiduité et méticulosité, Hamid explore méthodiquement la ville, sans répit et avec une assiduité qui relève du sacerdoce. Au cours du récit, le public finira par comprendre que son infatigable quête est mue par des souffrances émotionnelles tues qui vont au-delà de celles qu’il a endurées physiquement. Régulièrement, par visioconférence, il rend compte des fruits de sa quête aux membres de la cellule Yaqaza, l’organisation secrète de citoyens syriens qui poursuivent les criminels de guerre que la justice officielle peine à traquer. Hamid a déjà fait part des résultats de ses recherches au groupe quand il se trouvait à Hambourg, mais ses acolytes lui rappellent qu’il se base souvent plus sur ses impressions que sur des certitudes.
Pourtant, à Strasbourg, Hamid est persuadé de son ressenti et poursuit sans relâche la piste de son ancien bourreau (Tawfeek Barhom) dont il n’a jamais vu le visage puisqu’il était toujours cagoulé lors des séances de torture. Cependant, il n’a jamais oublié ni le son de sa voix ni son odeur âcre. Sur cette indicible intuition, il suit cet homme dans tous les lieux qu’il fréquente, à la bibliothèque universitaire où ce dernier est inscrit comme doctorant, au restaurant libanais du quartier, jusqu’à l’obsession.
Pour réaliser ce film de fiction qui a des allures de documentaire, Jonathan Millet s’inspire de faits réels et le résultat est troublant, poignant, d’une telle puissance évocatrice qu’il secoue le public bien au-delà du générique de fin. Il faut souligner le parcours atypique du réalisateur qui, après des études de philosophie, part de longues années filmer des pays lointains ou inaccessibles pour des banques de données d’images. Seul avec sa caméra, il traverse et filme une cinquantaine de pays dont l’Iran, le Soudan, le Pakistan, toute l’Amérique du Sud, le Proche-Orient, toute l’Afrique. Il commence ainsi à apprendre à saisir les visages, les espaces, à retranscrire une atmosphère en quelques plans ; il recourt avec justesse à cette technique dans Les Fantômes et suit son protagoniste au plus près de son visage, de son regard, de ses expressions. Fort de cette expérience, il réalise le long métrage documentaire Ceuta, douce prison (2013), sélectionné dans une soixantaine de festivals internationaux, puis Dernières nouvelles des étoiles (2017), tourné en Antarctique et La Disparition (2020), tourné en Amazonie.
À l’origine de ce premier long métrage de fiction, Jonathan Millet voulait faire un documentaire centré sur un centre de soin pour victimes de guerre et de torture. Puis, au fil de ses recherches, le metteur en scène a entendu parler de réseaux souterrains, de chasseurs de preuves et de groupes qui traquent en Europe pendant des mois les criminels de guerre. Il a choisi de s’enquérir auprès des meilleures sources possibles, les rescapés des geôles syriennes et de récolter leurs « récits, de guerre, d’emprisonnement, de torture. » Ces témoignages, précieux et nécessaires, sont d’une telle violence qu’il opte pour un film de fiction afin de pouvoir y apporter une touche d’espoir en soulignant la résilience des survivants. Le cinéaste de souligner :
« Leur parole est d’une puissance sans égale mais je ne trouve pas de place juste pour ma caméra. Ce que je cherche quand j’écris, sans rien omettre de la dureté de ces réalités, c’est un endroit de lumière, d’espoir possible. Que cet espoir se concrétise ou non, cela devient le mouvement du film. Je ne crois pas au drame sans issue, aux situations plombées dont on ne sort pas. Je sens qu’il y a là quelque chose de fort qui m’emporte immédiatement. »
Cette récolte de témoignages en amont du film est concomitante avec la parution en avril 2019 dans Libération de deux articles sur la cellule Yaqaza et la traque du « chimiste » en Allemagne. Il fallait regrouper une distribution minutieusement choisie pour incarner les divers personnages, en particulier le protagoniste et son ancien bourreau. Jonathan Millet a rencontré le maximum de comédiens arabophones entre vingt et quarante ans, dans plus de quinze pays, dont l’acteur franco-tunisien Adam Bessa (Vu récemment dans Mé el Aïn (Who Do I Belong To, 2024) de Meryam Joobeur; Harka (2022) de Lofty Nathan; Les Bienheureux (2017) de Sofia Djama; ndlr.). Le cinéaste révèle les atouts de l’acteur qui l’ont amené à le retenir pour le rôle de Hamid :
« Il émane de lui une aura de gravité, qui permet de croire qu’il lui est arrivé le pire. Quelque chose pèse sur lui. On ressent, en le regardant immobile, les tourbillons de son esprit troublé. On a peur pour lui, et on a peur de lui, de ce qu’il peut faire. C’est cela que je recherchais pour incarner Hamid. Comme je viens du documentaire, et que j’ai rencontré de vrais prisonniers syriens, il suffit d’une phrase ou d’un silence pour sentir la puissance absolue de la force d’un vécu aussi terrible. Et cela, Adam a su le retranscrire. »
Quant au lieu du tournage, le récit se déroulant entre Strasbourg, Berlin et la Syrie, on se doute bien que ce pays ne faisait pas partie du tournage à cause de la guerre civile qui y sévit depuis 2011 et qui avait débuté dans le contexte du Printemps arabe par des manifestations pacifiques en faveur de la démocratie contre le régime baasiste. C’est donc en Jordanie que le cinéaste a planté sa caméra pour les scènes qui représentent le camp de réfugiés dans le sud du Liban où se trouve la mère de Hamid.
Au fil des scènes, le public est invité à emboîter le pas à Hamid et à le suivre dans ses recherches sur les traces de son bourreau, Harfaz. Pour incarner Hamid, Adam Bessa a effectué un travail méticuleux sur les gestes de son personnage, sur sa démarche, sur sa façon de s’asseoir et de se comporter avec sa mère, avec ses compatriotes avec lesquels il fraie le moins possible pour éviter d’être repéré. Jonathan Millet précise ses intentions cinématographiques :
« Les membres de cette cellule passent parfois neuf mois à traquer leur cible. Que se passe-t-il dans un corps quand on a son bourreau aussi longtemps entre ses mains ? Pour comprendre ça, on a dû travailler avec Adam un film de gestes, celui d’un personnage muet. Ce que j’aime chez lui, c’est qu’il n’est pas lisse ; il a beau être calme, douloureux, je sens qu’à tout moment, il peut me surprendre, aller poignarder son ennemi ou le jeter contre le tram. Il y avait aussi la question de l’accent. Je ne voulais pas réaliser un énième film occidental parlé dans un arabe approximatif. Adam a donc dû travailler des semaines pour avoir le meilleur accent syrien possible. »
Jonathan Millet a aussi filmé dans le détail l’écoute, la dimension tactile, en insistant sur l’odeur des prisons et des tortionnaires. Le cinéaste réussit à restituer les horreurs des exactions commises sans les montrer, en reléguant dans le hors-champ toutes les images sursignifiantes comme la guerre ou la torture. On les découvre par le biais d’enregistrements des témoignages de rescapés que Hamid écoute dans un complet silence, ce qui les rend particulièrement éprouvants. Pour accentuer la puissance de ces témoignages, le cinéaste a opté pour une mise en scène qui immerge le public dans l’intériorité du protagoniste, au cœur de ses doutes mais aussi de ses convictions grandissantes, dans une intimité troublante et forte qui suscite empathie et compassion de la part du public. Dans ce film, les sensations prédominent telle la perception amplifiée ou déformée des sons, de l’odeur de la sueur qui bouleverse Hamid, ou de la puissance du toucher dans la séquence où Yara panse le flanc de Hamid qui a été poignardé en esquivant le coup de Nina (Julia Franz Richter), une Allemande mariée à un Syrien et qui a perdu toute sa famille.
La gageure du film était de trouver un acteur capable d’endosser le rôle du tortionnaire Harfaz en réussissant à le rendre, de prime abord, sympathique malgré ses crimes. C’est l’acteur palestinien et citoyen d’Israël Tawfeek Barhom qui jouait le protagoniste de La Conspiration du Caire (2022), et qui apporte ici à son personnage ambigu, un capital sympathie très déstabilisant pour le public. Si Adam Bessa a dû travailler son accent en arable pour qu’il soit typique de l’Orient, Tawfeek Barhom ne parlant aucun mot de français, a dû s’exercer à pratiquer la langue de Molière. L’acteur a relevé ce défi en réussissant à assurer un plan de douze minutes dans cette langue qu’il semble maîtriser parfaitement.
Les Fantômes rappelle que, si le Procès de Coblence, le premier procès au monde concernant des exactions commises par le régime de Bachar el-Assad pendant le conflit syrien, a pu avoir lieu, c’est grâce à l’action de civils, rescapés et en quête de justice… Une justice qui ne semblait ne pas avoir les moyens, ou les avoir sans les mettre en œuvre, pour retrouver les responsables des atrocités commises par le régime de Bachar el-Assad. Pour rappel, sur le banc des accusés se trouvaient deux anciens membres des services de renseignement syriens, arrêtés en février 2019 en Allemagne, où ils avaient demandé l’asile politique sous de fausses identités : l’ex-colonel Anwar Raslan, reconnu coupable de complicité de crimes contre l’humanité et Eyad al-Gahrib, accusé d’avoir aidé aux actes de torture, avant été tous deux condamnés par la Haute Cour régionale de Coblence (Koblenz) … Grâce à aux recherches menées par les survivants !
Ce premier long métrage, brillant et marquant, qui a ouvert la Semaine de la Critique lors du Festival de Cannes cette année, est un véritable coup de poing qui ne peut laisser quiconque indifférent.
Firouz E. Pillet
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