Locarno 2024 – Fuori Concorso : La vita accanto (The Life Apart), de Marco Tullio Giordana, situe dans le nord-est italien, riche et conformiste, un film dramatique sur les préjugés et les ambiguïtés familiales
Présenté en avant-première hors compétition au Festival de Locarno, le dernier film du cinéaste milanais, qui y avait remporté le Léopard d’Or pour son premier ouvrage Maledetti vi amerò (Maudits, je vous aimerai, 1980), développe des thèmes historiques et sociaux qu’il affectionne tout en s’en distançant par le traitement.
Le cinéaste nous fait pénétrer dans une élégante demeure dominant le fleuve et appartenant à une famille bourgeoise. Osvaldo (Paolo Pierobon), médecin très estimé de la ville, est marié à Maria (Valentina Bellé), qui montre tous les signes d’une grave dépression, aggravée par ses difficultés à tomber enceinte. L’heureux événement tant attendu semble augurer de jours meilleurs pour cette maisonnée « où il y a tant de souffrances ». Maria découvre qu’elle est enceinte et annonce avec enthousiasme sa grossesse à son mari, chef de famille insondable et implosant. Mais lorsque la nouveau-née, Rebecca, vient au monde, elle a une tache rouge visible sur le visage et Maria la rejette, identifiant dans cette « tache de naissance » à l’incarnation d’un péché caché. Quand Maria refuse de prendre son propre bébé dans ses bras, elle se retrouve de plus en plus esseulée. À l’adolescence, la jeune fille commence à réagir à l’indifférence hostile de sa mère et à se poser les premières questions sur ses origines. Au fil du temps, Rebecca comprendra que la dynamique familiale recèle le secret qui a rendu son enfance et son adolescence si dysfonctionnelles et malheureuses.
Sur un scénario co-écrit avec Gloria Malatesta et Marco Bellocchio, le récit semble évoluer hors du temps et dans un lieu indéfini, même si les éléments spatio-temporels nous ont été donnés. La caméra de Marco Tullio Giordana plonge le public dans les années 1980, au cœur de Vicenza, une ville d’art italienne, dans le quotidien de cette famille aisée. Rebecca et cette tâche rouge visible sur son visage suscite le rejet, la cruauté et l’amour tourmenté au sein de la famille. La musique sera son refuge, un exutoire salutaire qui lui permettra de s’épanouir et de résister. L’hypocrisie et les préjugés sont de mise, stigmatisant les personnes différentes qui dérangent la bonne société qui se conforme dans une normalité.
Contraignant les parias à évoluer dans une vie recluse, cachée des regards de la société et ses jugements, cette stigmatisation orchestrée par la peur viscérale du qu’en dira-t-on contraint les personnes « différentes » à vivre dans une effroyable solitude, les diktats de la norme que véhicule la société marginalisant celles et ceux qui n’en font pas partie. À son corps défendant, Rebecca en est l’incarnation et trouve un havre de paix dans la musique. Rebecca (l’excellente et très mature Sara Ciocca à dix-douze ans ; la tout aussi excellente Beatrice Barison, jeune et talentueuse pianiste de concert internationale, qui incarne Rebecca de dix-sept à vingt-deux ans) grandit dans une cage dorée, privée d’affection que décrit si bien cette phrase lapidaire qu’elle prononce : « Peut-on aimer et rejeter quelqu’un en même temps ? ». Protégée par la sœur jumelle de son père, Tante Erminia (Sonia Bergamasco), et échangeant avec sa seule amie, la fougueuse et extravertie Lucilla, Rebecca trouve un refuge inespéré dans la salle de piano de sa tante et peut développer son immense talent pour la musique grâce à l’appui de cette tante, pianiste de concert raffinée, qui devient sa professeure attitrée alors que la mère de la fillette s’éloigne de son enfant de jour en jour. Marco Tullio Giordana brosse cette fresque familiale par touches très picturales tandis que la jeune protagoniste nous livre ses doutes existentiels et ses questions, tout comme à son journal intime : « Un regard peut-il tuer ? »
S’inspirant du roman à succès éponyme de Mariapia Veladiano (2010), Marco Tullio Giordana tisse une multitude de thèmes autour de sa protagoniste dont celui de la résilience et de la rédemption qui, ici, passe par l’art, par le talent par la virtuosité, par ce que d’aucuns qualifient de niveau de talent « monstrueux ». Malgré cette excellence sur le clavier où ses doigts font virevolter les notes dans une tourbillon enivrant de sonorités, les blessures de Rebecca ne guérissent pas et ne guériront jamais.
Il y a une dizaine d’années, c’est Marco Bellocchio qui a confié à Giordana ce projet (et sa réalisation), dont il a écrit une première version avec Gloria Malatesta, avant d’y renoncer. La touche Bellocchio se fait ressentir tout au long du film. L’impression qui émane durant la projection est le sentiment étrange d’assister à une histoire étrangement floue, flottante sans réel ancrage, déconcertante pour celles et ceux coutumiers du travail de Marco Tullio Giordana qui a habitué son public à un travail de précision horlogère quant aux thèmes qu’il aborde et au portrait de ses protagonistes. L’écriture de Bellocchio semble perceptible dans certaines des accentuations dramatiques du film, tout particulièrement dans l’obsession des relations familiales et les hypocrisies de la religion qui nous font songer au récent Rapito (L’Enlèvement, 2023). L’histoire est soutenue par la musique de Dario Marianelli – compositeur oscarisé de la meilleure musique en 2008 pour Atonement (2007) de Joe Wright. Devenant une protagoniste à part entière, la partition musicale alterne compositions allègres et enjouées quand Rebecca joue et compositions plus sombres, voire inquiétantes, mise en valeur par l’écrin de la scénographie austère de Luca Gobbis.
On ressort de cette fresque familiale l’esprit alourdi par le poids des non-dits et des secrets familiaux qui empoisonnent les générations successives, mais aussi affligé par la couardise humaine qui préfère opter pour la norme par facilité ou par incapacité à communiquer comme à aimer.
Firouz E. Pillet, Locarno
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