Locarno 2024 – La Lituanie consacrée avec le Pardo d’or pour Toxic (Akiplėša) de Saulė Bliuvaitė et le Pardo de la meilleure réalisation à Laurynas Bareiša pour Drowning Dry (Seses)
Premier long métrage de la réalisatrice et scénariste Saule Bliuvaite, Toxic s’inscrit dans la continuité de ses courts métrages, où elle explorait déjà le thème de la communauté et du sentiment d’appartenance. En s’emparant du genre du coming-of-age, la cinéaste lituanienne plonge au cœur de la dynamique complexe de la quête identitaire au sein d’un collectif. Elle y explore les relations interpersonnelles, marquées par des attractions, des répulsions, des jalousies, des rivalités, des manipulations, mais aussi par la solidarité dans la création d’une adelphie choisie.
La toxicité évoquée par le titre se réfère à l’environnement dans lequel évoluent les protagonistes du film : la périphérie désolée d’une ville industrielle, entre les rives d’une rivière et une centrale électrique. Les jeunes y traînent leur spleen, noyé dans l’alcool et les drogues, dans les rues, les locaux en ruines ou désaffectés, tandis que les adultes errent entre leurs maisons préfabriquées et les bars. Mais cette toxicité se manifeste surtout à travers la seule échappatoire qui semble s’offrir aux jeunes filles de la ville : le mannequinat. Une autre prison s’ouvre alors, celle des standards imposés aux corps de ces apprenties mannequins, très jeunes, comme les deux personnages principales, Marija et Kristina, âgées de 13 ans.
La mère de Marija, souhaitant vivre sa relation amoureuse avec son nouvel ami sans contraintes, confie sa fille à sa grand-mère. L’adaptation à ce nouvel environnement est très difficile pour Marija (Vesta Matulytė) : son léger handicap physique — elle boite depuis l’enfance — la rend vulnérable aux moqueries, et elle se fait voler son jean à la piscine par ses pairs. Persuadée de le reconnaître sur Kristina (Ieva Rupeikaitė), une jeune fille du quartier qui joue au basket-ball de rue et qui, avec ses deux jeunes acolytes, tente régulièrement d’acheter de l’alcool au kiosque du coin, quitte à payer des personnes sans domicile fixe pour y parvenir, Marija essaie de le lui arracher de force en pleine rue. Après cette altercation, et dans l’espoir de se rapprocher de Kristina, Marija s’inscrit dans une mystérieuse école de mannequinat où les jeunes filles se préparent pour le plus grand casting de la région. Kristina, déterminée à échapper à sa condition, est prête à tout pour réussir, allant jusqu’à avaler un ver solitaire afin de perdre du poids sans avoir à se faire vomir après chaque repas !
Parallèlement à leurs séances de préparation, de prises de mesures et de photos réalisées par la responsable des recrutements, qui pourraient déboucher sur des contrats et des carrières à l’international, les deux jeunes filles commencent à fréquenter des garçons plus âgés. Ces derniers leur offrent alcool et drogues, non sans arrière-pensées sexuelles. À l’approche du casting, il devient impératif de faire réaliser des photos professionnelles, que les candidates doivent financer elles-mêmes. Peu de familles des jeunes filles de la ville ont les moyens de se les offrir, ce qui les oblige à trouver des sources de revenus nécessitant de lourds sacrifices matériels, et, pour certaines, d’importants préjudices moraux.
Si la trame du récit peut sembler classique, Saule Bliuvaite propose une histoire plus nuancée et originale que ce que ses prémisses pourraient laisser supposer. Tout d’abord, les adultes ne sont pas tous mauvais ou indifférents : la plupart font ce qu’ils peuvent avec leurs moyens, ce qui, certes, s’avère souvent insuffisant pour offrir une orientation et un soutien aux adolescent·es. Même la directrice de casting, dont le travail semble pour le moins trouble, est dépeinte avec une certaine ambiguïté par Saule Bliuvaite. Elle présente quelques aspects positifs, comme celui d’essayer de redonner confiance à Marija, dont l’image de soi est altérée par sa claudication.
Le naturalisme du film est indéniable, mais la réalisatrice évite habilement l’écueil du misérabilisme. Elle n’hésite pas à déjouer le cours attendu des scènes dans les situations extrêmes auxquelles sont confrontées les jeunes filles, ou à les traiter par l’ellipse. Le travail de l’image ne sombre pas non plus dans une noirceur affectée. Le directeur de la photographie, Vytautas Katkus, restitue visuellement avec beaucoup de soin le contraste entre ce quartier désolé et l’univers fantasmé du mannequinat, tout en adoptant un cadrage et des mouvements de caméra qui épousent le récit avec une grande acuité. Certes, l’endroit et les conditions de vie sont hostiles, mais la résolution du film montre que la situation n’est pas désespérée. Cela est peut-être dû à la proximité de la cinéaste avec son sujet :
« Ayant grandi moi-même dans une morne région industrielle, je rêvais d’échapper non seulement à mon environnement, mais aussi à mon propre corps. Très mince, je tentais de m’inscrire dans des agences de mannequins de ma ville, mais on me répétait sans cesse que certaines parties de mon corps étaient trop grandes pour correspondre aux normes. J’ai persévéré, cherchant une validation impossible à obtenir. Ce film s’inspire de mes propres expériences à 13 ans et des événements qui m’entouraient à l’époque. »
Car le corps humain, à l’instar du lieu et de la musique qui accompagne les pulsations adolescentes, est un personnage à part entière du film. La question de la relation des jeunes à leur corps, de leurs imperfections et de la manière dont elles sont gérées face au regard des autres et à leur propre regard est centrale. Les jeunes garçons qui font partie du groupe de Marija et de Kristina ne correspondent pas non plus aux normes dites standards, comme ce garçon très petit, tout comme les corps des adultes qui ne répondent pas aux canons artificiels de beauté. La réflexion sur le corps touche au produit, à la monnaie d’échange, à l’objet du désir qu’il peut être, mais aussi au corps en tant que création unique de chaque être humain. C’est dans ce souffle vital que les personnages du film cherchent à s’adapter, à comprendre et à trouver leur place dans le monde.
Si l’attribution du Léopard d’or à Toxic peut se discuter, il n’en demeure pas moins que ce prix est loin d’être usurpé. L’écriture et la facture du film, tout comme son interprétation, témoignent d’une maîtrise remarquable et d’une belle sensibilité dans l’approche narrative.
De Saule Bliuvaite; avec Ieva Rupeikaite, Vesta Matulyte, Giedrius Savickas, Vilma Raubaite, Egle Gabrenaite; Lituanie; 2024; 99 minutes.
Outre le Léopard pour la meilleure réalisation, Drowning Dry a également été récompensé par le Léopard pour la meilleure performance d’acteur, prix collectif attribué à la distribution du film : Gelmine Glemzaite, Agne Kaktaite, Giedrius Kiela et Paulius Markevicius.
Comment travailler un traumatisme ? Est-il possible de s’en souvenir sans le répéter à l’infini ? Comment apprivoiser sa mémoire pour n’en conserver qu’une seule version ? Est-il d’ailleurs nécessaire de se limiter à une version unique ? Les points de vue varient selon les personnes qui expérimentent une situation, mais n’est-il pas également envisageable que des décalages subtils se produisent dans le point de vue reconstitué et répété par une même personne ?
Ce sont les questions vertigineuses que soulève le cinéaste lituanien Laurynas Bareiša dans un film qui, en contraste avec ses intentions, se révèle très minimaliste. À ces interrogations s’ajoutent des considérations existentielles plus classiques, telles que la sécurité matérielle et physique, qui peuvent basculer en un instant vers l’adversité.
Le décor de cette tragédie est idyllique : une maison familiale au bord d’un lac. Deux couples s’y rendent avec leurs enfants pour célébrer l’anniversaire de Tomas (Giedrius Kiela). Son beau-frère Lukas (Paulius Markevičius), champion de MMA (arts martiaux mixtes, un sport de combat dangereux et peu réglementé où presque tous les coups sont permis ; n.d.a.), vient de remporter un combat. Une certaine rivalité masculin(ist)e se dessine dans leurs rapports : Tomas, ne possédant pas les attributs physiques de son beau-frère, tente de se mesurer à lui en faisant parler les chevaux de son SUV.
Pendant la première moitié du film, il ne se passe rien d’inhabituel. La mise en place prend son temps, permettant de se familiariser avec les dynamiques familiales. Nous observons les personnages évoluer dans un sentiment d’ambivalence : va-t-il se passer quelque chose d’important ou assistons-nous simplement à un huis clos familial avec ses petites querelles, ses petites joies et ses joutes verbales inhérentes à ces situations ?
Lorsque Tomas lance soudainement sa fille Urte dans le lac, la mettant en danger de noyade, la trajectoire des deux familles se fracture autour de la sécurité émotionnelle qui prévalait jusque-là. Bien sûr, chaque couple présente ses propres failles : celui de Lukas et Ernesta (Gelminė Glemžaitė) est plus fragile sur le plan matériel et en raison de la dangerosité du métier de Lukas, qui déplaît à sa femme. De leur côté, Justė (Agnė Kaktaitė) et Tomas montrent des signes de fatigue concernant leur intimité.
À partir de cet incident, Laurynas Bareiša rompt le récit linéaire et le parcours des protagonistes, tout en réservant quelques moments de suspense. La structure du film devient erratique, alternant entre flashbacks et flashforwards, avec des scènes jouées et rejouées sur de légères variations qui intensifient, sans autres effets, la sensation d’angoisse, de perte et de résilience. La bifurcation des destinées trouve son origine dans un événement qui sera à la fois le point de départ de l’effet papillon et le tronc commun du traumatisme affectant les deux sœurs, qui, du jour au lendemain, se retrouvent mères célibataires.
Il est intéressant de noter que le titre international et le titre original diffèrent considérablement, offrant, à l’instar des boucles temporelles du récit, une perspective différente sur le long métrage. Le titre original, Seses, met en avant la relation très proche et solidaire des deux sœurs dans leur mouvement de reconstruction et d’acceptation. En revanche, le titre international, Drowning Dry, évoque de manière plus abstraite un phénomène qui survient après une noyade ou une immersion prolongée. Cela se réfère à la situation où, après avoir été extrait de l’eau, on peut souffrir d’un œdème pulmonaire, parfois plusieurs heures plus tard, et se noyer sur terrain sec.
De Laurynas Bareiša; avec Gelminė Glemžaitė, Agnė Kaktaitė, Paulius Markevičius, Giedrius Kiela; Lituanie; 2024; 88 minutes.
Malik Berkati, Locarno
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