j:mag

lifestyle & responsible citizenship

Cinéma / KinoCulture / Kultur

Retour en grâce d’Abdellatif Kechiche avec Mektoub My Love: Canto Due

Très attendu sur la Piazza Grande pour la première mondiale du dernier volet de sa trilogie, et après un torrent de polémiques et de critiques, le cinéaste franco-tunisien, victime d’un AVC il y a cinq mois, avait dû renoncer à sa venue au Locarno Film Festival.

Mektoub my Love : Canto Due d’Abdellatif Kechiche
© Pathé Films

L’auteur du délicat et poétique La Graine et le Mulet (2007), au fil de sa carrière, a eu tendance à de plus en plus franchir les frontières, à commencer par celles de pousser ses comédien·nes hors de leur zone de confort, allant jusqu’à les acculer dans leurs ultimes retranchements. Comme il n’est pas le seul cinéaste à le faire, on lui concède cette méthode discutable en soulignant sa touche visuelle et narrative si particulière. Flirtant au fil des années avec la provocation, Kechiche avait créé un séisme sur la Croisette avec La Vie d’Adèle : Chapitres 1 et 2 en 2013.

En 2018, Kechiche présentait Mektoub, My Love: Canto Uno, le premier volet de sa trilogie en l’ouvrant par deux citations mystiques – une de saint Jean, l’autre du Coran – Kechiche semblait prôner la tolérance et l’ouverture à l’altérité. Présenté en septembre 2017 à la Mostra de Venise, le film avait connu un succès critique et public à sa sortie en 2018. Le second volet, Mektoub, My Love: Intermezzo, sur la jeunesse des années 1990, avait suscité un séisme au Festival de Cannes 2019 avec un deuxième chapitre particulièrement long (212 minutes!), sa bande-son assourdissante mais surtout à cause d’un cunnilingus non simulé de près d’un quart d’heure dans les toilettes de la discothèque, scène qui avait engendré une forme de rupture entre le cinéaste et l’une des actrices. Cette fameuse scène avait d’ailleurs enthousiasmé certain·es, mais surtout indigné, choqué, scandalisé nombre de personnes parmi le public. Presse et public se demandaient si ce scandale sonnait le glas de la carrière du cinéaste franco-tunisien, doutant plus que ce deuxième volet n’est jamais sorti en salles.

Après une parenthèse de six ans d’absence que son audace avait provoquée, le cinéaste avait dû affronter les remous suscités par les critiques, puis les polémiques mais aussi les mésaventures de production. Le troisième volet de la trilogie, Mektoub, My Love: Canto Due, qui a été tourné en même temps que Canto Uno et un Intermezzo, a drainé foule dans le festival tessinois. Lors de la projection de presse bondée, les journalistes attendaient, intrigué·es, de découvrir de nouvelles audaces du sulfureux cinéaste mais le constat fut quasi unanime : Kechiche s’est assagi et ne livre qu’une scène de sexe filmée avec esthétisme et modération.

Abdellatif Kechiche offre un opus qui rappelle la beauté visuelle et la finesse narrative de ses premières réalisations. Avec ce troisième volet, il poursuit son observation sociologique en décortiquant la question des rapports de classe comme de caste. Son protagoniste principal, la ville de Sète et sa région demeurent son décor de prédilection. Amin (Shaïn Boumedine) revient à Sète après ses études à Paris, rêvant toujours de cinéma. Un producteur américain, Jack Patterson (André Jacobs), en vacances dans la région, s’intéresse par hasard à son projet, Les Principes essentiels de l’existence universelle, et veut que sa femme, Jessica Pennington (Jessica Patterson), de trente ans sa cadette, en soit l’héroïne. Mais le destin, capricieux, impose ses propres règles. Le cinéaste cite en incipit un extrait d’un poème de Fernando Pessoa, « Passe, oiseau, passe, et enseigne-moi à passer ! », qui laisserait présager d’envolées oratoires ou de digressions lyriques, mais il n’en est rien. Le récit reste sage, gorgé du soleil du Midi et de la générosité et la bonne humeur des sudistes. Fidèle à la famille de cinéma qu’il s’est créée, Kechiche convoque ici, entre autres, Ophélie Bau qui incarne Ophélie, Salim Kechiouche qui joue Tony, Hafsia Herzi en tant que Camélia et Alexia Chardard en tant que Charlotte. Quand le cinéaste fait danser les femmes de sa famille cinématographe, il invite des mouvements musicaux représentatifs du Maghreb et très en vogue dans les années nonante, à l’instar du morceau Alaoui de l’Orchestre national de Barbès, inspiré de la musique Gnawa, ou encore le raï avec le morceau Zina de Raïna Raï, des musiques entêtantes qui mènent quasiment à la transe.

Dès la scène d’ouverture, alors qu’un trio de femmes ferme le restaurant et commence à le nettoyer, le producteur et sa jeune femme exigent de pouvoir manger. Dans un premier temps, Camélia refuse mais devant l’insistance de la capricieuse Jess, qui semble avoir été habituée par son richissime mari à ce que l’on cède à tous ses caprices, les trois femmes font défiler une farandole de plats succulents. L’actrice ingurgite goulument, voracement, une succession de mets maghrébins. En cuisine, les trois femmes se cachent pour l’observer en constatant que la jeune Américaine engloutit les plats par bouchées rabelaisiennes sans même en apprécier les saveurs.

Il ne fait nul doute : la lutte des classes semble toujours au cœur de l’observation pointue de Kechiche mais devient ici aussi une lutte des places : Amin, porté par le soutien et l’enthousiasme des siens, espère décrocher un contrat avec un producteur. Mais, modeste et discret, il n’ose s’affirmer face à la montre du couple américain. Comme il affectionne le faire, Abdellatif Kechiche développe un contre-récit au récit qui offre à ses personnages des chemins de traverse à celui qui leur est imposé par la naissance, la position économico-sociale, par la culture d’origine, l’âge, le genre.

Néanmoins, comme le titre de la trilogie le mentionne, le Mektoub, la prédestination, reste à l’œuvre dans l’existence des personnes et quand certains osent franchir les frontières, mus par le stimulus de l’interdit, à l’instar de Tony, le rappel à l’ordre sonne rapidement et remet les petits gens à leur place.

Dans ce troisième volet, Abdellatif Kechiche évite avec sagesse la surenchère et la provocation du deuxième volet, demeurant subtil, mettant en lumière comment les forces intérieures qui animent chaque être cherchent à s’exprimer pour l’affranchir de ses carcans tant culturels que socio-économiques.
À l’issue de la projection, le constat est indubitable : Kechiche s’est assagi. On songe à Baudelaire : « Là, tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté ».

Le film sort sur les écrans romands ce mercredi.

Firouz E. Pillet

j:mag Tous droits réservés

Firouz Pillet

Journaliste RP / Journalist (basée/based Genève)

Firouz Pillet has 1167 posts and counting. See all posts by Firouz Pillet

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*