Une pièce espagnole de Yasmina Reza, mise en scène par Claude Vuillemin au Théâtre Les Amis à Carouge – jusqu’au 9 octobre 2022
Une rose est une rose est une rose selon la formule qui a consacré Gertrude Stein – chez Yasmina Reza, on pourrait dire : une pièce est une pièce est une pièce. Le méta-théâtre de sa Pièce espagnole plonge le public dans trois niveaux de récit et d’interprétation.
La matriona de cette poupée gigogne théâtrale met en scène une famille composée de la mère, Pilar (Margarita Sanchez), Nuria, sa célèbre fille, actrice de cinéma (Patricia Mollet-Mercier), sa seconde fille Aurelia (Sabrina Martin), actrice, elle aussi, mais sans reconnaissance publique et le mari de celle-ci, Mariano (Mauro Bellucci), professeur de mathématique alcoolique. Pilar veut présenter à sa famille son amoureux, Fernan, un gérant immobilier. Les matriochkas du dispositif consistent en second niveau à interrompre la pièce de famille pour que les acteurs et les actrices, à tour de rôle, s’adressent, face au public, à celui-ci, ou à un membre imaginaire de l’équipe technique, ou même à l’auteur de la pièce espagnole. Sortant de leurs personnages, ils et elles livrent, dans des monologues, leurs réflexions sur le métier de comédien.ne, sur le théâtre et la vie en général. La dernière poupée narrative focalise le champ sur Aurelia qui répète avec son mari les scènes d’une pièce bulgare, parfait contrepoint à la carrière flamboyante de sa sœur.
Extrait de son rôle de Mariano, Mauro Belluci assène que « les acteurs sont des notables auxquels on demande leur avis sur tout », mais aussi que « la vie réelle est lente et vide ». Est-ce à dire qu’être acteur et actrice de sa vie n’est qu’un leurre ? Serions-nous en permanence en train de jouer un rôle, celui de notre vie, cette scène sur laquelle nous nous mouvons dans le cadre d’une intrigue écrite et dirigée ? La dialectique entre vie et théâtre, action et inertie, vraisemblance et faux-semblant bat ici son plein, prenant le public à témoin, le renvoyant également à son statut d’observateur de scènes de vie qui ne sont pas les siennes, mais qui pourraient parfaitement l’être.
Toujours à travers Mauro Belluci, le personnage s’adresse à l’auteur, le houspille. « L’acteur est là pour anéantir l’écrivain (…), un acteur qui ne veut pas anéantir l’écrivain est foutu. » À cet égard, on regrette un peu que malgré son subtil travail de mise en scène, Claude Vuillemin n’ait pas osé, si ce n’est anéantir, du moins s’approprier un peu plus le texte pour le restituer au public dans un contexte géographique et temporel différent (la pièce a été écrite en 2004), sur des détails qui, comme on le sait recèlent l’essence des choses – dire septante au lieu de soixante-dix par exemple, mais surtout user de l’inclusion genrée – L’Auteur et L’Acteur étant, dans la veine française de la représentation lexicale du monde, un terme générique censé renvoyer, dans la noblesse de sa masculinité, à la nature ontologique de l’artiste.
La mise en scène de Claude Vuillemin facilite la compréhension du récit, tout comme l’extrême précision du jeu de lumière et de la performance des cinq acteurs et actrices. Les spectateurs et spectatrices trouvent rapidement leurs marques, rient de bon cœur au comique de situation – probablement aussi parce qu’il renvoie à des relations humaines familières, dans l’absurdité, les tensions irréductibles, mais aussi les sentiments indicibles qui les sous-tend. Le public se laisse également gagner par la réflexion induite par le texte, tout comme par l’émotion, lorsque, dans le dernier monologue, Aurelia joue la scène finale de sa pièce bulgare, Sabrina Martin donnant à son personnage une revanche douce-amère à la mesure de son talent et de la petite larme qui perle de ses yeux.
« Levez-vous Monsieur Kiss, je ne veux pas être aimée pour de vrai. »
Il n’est pas impossible que dans le ventre de la matriona de cette pièce espagnole, une quatrième petite matriochka ait poussé, prenant les traits du public. Le noir se fait, il est temps de se lever et d’aller boire un verre avec les comédien.nes dans le foyer du théâtre des Amis…
Une pièce espagnole de Yasmina Reza (publiée aux Editions Albin Michel), mise en scène de Claude Vuillemin; avec Margarita Sanchez, Sabrina Martin, Patricia Mollet-Mercier, Mauro Bellucci et Roberto Molo; Costumes : Sylvie Lépine; Lumière : Rinaldo Del Boca; Production Les Amis – Le Chariot.
Malik Berkati
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