38e édition du Warsaw Film Festival : la cinéaste lettonne Linda Olte remporte deux prix pour le drame social Māsas (Sisters)
Un des aspects intéressants des festivals de films est de capter, à travers leurs sélections, l’air du temps qu’inspirent les cinéastes. Dans la sélection du festival d’Odessa, qui n’a pas pu avoir lieu cette année pour les raisons que l’on sait, invité au festival de Varsovie, la guerre et ses conséquences sur la vie collective et individuelle étaient bien entendu au centre des préoccupations. Dans les autres sections, ce sont les sujets sociétaux, et singulièrement ceux qui concernent la famille et les enfants, qui émergent, à travers des portraits au confluent de l’intime et du politico-social. Parmi les angles d’approches proposées, le désir de parentalité, l’inadaptation à devenir parent et/ou l’adoption sont revenus dans plusieurs productions. Parmi elle, Māsas (Sisters), de la cinéaste, scénariste et monteuse lettone Linda Olte, qui a remporté deux prix, celui de la critique internationale et celui du meilleur film dans la Competition 1-2 (premier et second long métrage).
Anastasija (Emma Skirmante) et Diana sont deux sœurs vivant dans un orphelinat letton. Lorsqu’elles apprennent qu’une famille étasunienne est prête à les adopter, Diana (Gerda Aljēna), la plus jeune, se réjouit d’entamer une nouvelle vie, au sein d’une famille classique, tandis qu’Anastasija, 13 ans, est réticente à quitter le foyer et le pays, espérant toujours que leur mère Alla (Iveta Pole) revienne s’occuper d’elles. Les deux filles ont également une grande sœur, Jūlija (Katrina Kreslina), qui a déjà un bébé de quelques mois et vit dans un logement social. Les signes délétères de la reproduction sociale se lisent immédiatement dans cette lignée de femmes issues du système des foyers d’accueil, la mère biologique Alla ayant elle-même vécue son enfance dans un orphelinat.
Linda Olte, également scénariste du film, nous entraîne dans le sillage de sa protagoniste principale, Anastasija, à la recherche effrénée de son identité qui, chez cette adolescente déjà cognée par la vie, ne se résume pas à trouver sa propre personnalité, mais à renouer le lien filial qui l’accroche au marqueur de son ascendance. C’est d’ailleurs cet exercice – dessiner l’arbre généalogique de la famille – donné par son institutrice qui va accélérer la quête de la jeune fille, seule dans sa classe à n’avoir aucune branche à laquelle se raccrocher.
Le tour de force de la réalisatrice est de dépeindre un tableau aussi juste et complexe que la réalité, où peu de choses se déclinent en termes de blanc ou noir, les expériences de vie se situant plutôt sur la large palette de la chromatique du gris. L’écriture des personnages est d’une grande finesse et intelligence, pluridimensionnelle, laissant peu de place à la facilité et à la caricature – même la famille typique étasunienne qui coche toutes les cases des WASP (White Anglo-Saxon Protestant) quasi missionnaires, comme on les imagine, recèle dans leur comportement les failles propres à leur vision du monde. La mère, personnage central du film dans le sens où elle est l’élément manquant autour duquel toute la vie de ses filles tourne, n’est pas aimable. Elle est autocentrée, irresponsable, instable. Et pourtant, elle n’est pas détestable. Elle est dépassée, mais peut faire montre de sincères moments d’affection ou, comme à travers le fil rouge de la présence des chiens qui traverse le film, d’attention pour ceux qui sont errants.
La cinéaste lettone ne juge pas ses personnages, elle se met à leur niveau et, sans forcément nous amener à les comprendre, elle nous sort de l’espace mental du jugement rationnel pour nous plonger dans celui des sensations familières, des échos de la vie quotidienne, nous permettant de concevoir les situations dans lesquelles ils se trouvent. Il en va de même pour le personnel de l’orphelinat qui fait ce qu’il peut, avec les moyens qu’il a, ce qui évidemment n’est jamais assez pour pouvoir donner aux enfants l’attention et la sécurité affective dont ils ont besoin. À travers le destin de cette sororie, c’est le destin de milliers d’enfants issus de ce système, qui n’ont pas voix au chapitre, qui est mis en lumière.
Souvent, on oublie que le cinéma, c’est surtout un point de vue. Linda Olte place sa caméra (tenue par Aleksandrs Grebņevs) avec une justesse qui confère à chacune de ses images un point de vue à la hauteur de l’histoire qu’elle raconte. La première séquence est très nerveuse, presque épileptique, lorsque Anastasija libère des chiens du chenil et s’élance sur son skateboard avec l’un d’entre eux. Quand la situation devient plus statique, la caméra devient plus calme également. Le visuel épouse le mouvement narratif avec harmonie, produisant un courant qui permet à la spectatrice et au spectateur de se laisser couler dans l’histoire. Pour un premier film, la réalisatrice fait montre d’une grande maîtrise de mise en scène et de direction d’actrices et d’acteurs, plus particulièrement des enfants et adolescent.es – ce qui est souvent une gageure – qui livrent ici une intense performance.
Anastasija est assignée à une place, celle où un « on » collectif veut la cantonner dans sa prédestination. Avec ce que la directrice du foyer, mais aussi sa mère ou sa grande sœur appellent « le miracle » de l’adoption, ce « on » cherche à la convaincre que ce « miracle » est le seul moyen pour elle de s’en sortir. Pourtant, ce projet que l’on façonne pour elle contient intrinsèquement la même étroitesse de chemin de vie, sous une forme qui permet à la société de se dédouaner, à se décharger de ses responsabilités tout en ayant l’impression de lui avoir donné sa chance. Dans une logique d’effraction symbolique, il s’agit pour la jeune fille, que l’on veut faire rentrer dans les rangs, d’élargir le champ du possible afin de trouver sa place, de sans cesse lutter contre les structurent qui n’accueillent pas, contre les préjugés, les violences – psychologiques aussi.
Le sentiment qui domine, en regardant Anastasija se débattre dans son existence, est celui d’espérer simplement qu’elle trouve en elle les ressources pour s’extirper de ce déterminisme-prison. Il est certain que l’on n’a pas envie qu’elle reste dans ce foyer, dans cette situation d’entre-deux permanent, on n’a cependant pas plus envie de la laisser avec cette famille étasunienne qui, elle, la fera rentrer dans un autre moule. Sisters délivre du réel dans un bel écrin cinématographique, avec une fin ouverte… C’est une conquête et on espère qu’une chose : qu’Anastasija parvienne à prendre ses aises dans la vie et s’installe de manière volontaire dans la société.
De Linda Olte; avec Emma Skirmante, Gerda Aljēna, Katrīna Krēsliņa, Iveta Pole, Elita Kļaviņa, Victoria Mayers-Gray, Neil McGarry, Igors Šelegovskis, Indra Briķe; Lettonie, Italie ; 2022 ; 104 minutes.
Malik Berkati, Varsovie
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