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Anora de Sean Baker : Strip-tease des illusions dans les dessous du rêve américain

Palme d’or du Festival de Cannes 2024, Anora, du cinéaste new-yorkais Sean Baker (Tangerine, 2015 ; The Florida Project, 2017 ; Red Rocket, 2021), s’inscrit dans la continuité de l’œuvre de son auteur, explorant les marges de la société étasunienne. Avec ses trois derniers longs métrages, Baker s’attache à représenter les réalités des travailleur·euse∙x·s du sexe et à réinterpréter une pop culture qui alimente l’imaginaire étasunien. Dans ce huitième film, une nouvelle Cendrillon prend forme, se distinguant de sa célèbre prédécesseuse, Pretty Woman (Garry Marshall, 1990), qui lança la carrière de Julia Roberts, par un cynisme marqué, des scènes crues et une profusion de « f*ck » par minute.

Anora de Sean Baker
© 2024 Universal Studios. All Rights Reserved

Anora (Mikey Madison, qui crève l’écran par une présence fougueuse et explosive) a 23 ans et déteste être appelée par son nom civil ; elle exige qu’on l’appelle Ani. Elle gagne sa vie comme strip-teaseuse dans un club new-yorkais, où elle est très demandée. Un soir, cependant, c’est pour ses origines russes que son patron fait appel à elle : Vanya (Mark Eydelshteyn), fils d’un oligarque russe, souhaite être accompagné d’une femme qui parle sa langue. Fasciné par Ani, le jeune étudiant, peu soucieux de ses dépenses, l’invite dans sa résidence pour des relations tarifées. Il envisage bientôt de la « louer » pour une semaine complète, lui demandant de jouer le rôle de sa petite amie. Ani, jeune mais pas née de la dernière pluie, négocie une augmentation de prix, déterminant que son prix sera celui de Vanya. S’ensuit une semaine de folie, rythmée par alcool, sexe, drogue, et shopping de luxe, où tous les excès sont permis. Un soir, Vanya propose un voyage à Las Vegas pour pousser cette escapade au-delà des limites de la réalité et continuer à dilapider sa fortune. Dans un élan impulsif, il demande Ani en mariage. C’est ici que débute un second acte, avec l’arrivée des parents du jeune homme et de leurs sbires…

Malgré de nombreuses scènes de strip-tease (dont un travelling saisissant dans la scène d’ouverture), de sexe et une licence vestimentaire très légère, ce n’est pas tant l’activité exercée qui intéresse Sean Baker, mais celles et ceux qui la pratiquent. Ici, pour Ani et ses collègues, il s’agit de femmes qui exploitent leur corps pour atteindre le graal — être entretenues par des clients fortunés, que certaines se disputent, même si par ailleurs une certaine solidarité existe entre les danseuses du club. Le rêve d’Ani est de faire table rase de ses origines pour créer les conditions du passage du rêve à la réalité d’une vie dorée.

De son côté, Vanya, jeune homme immature et irresponsable, baignant dans l’argent et les privilèges qu’il procure, cherche lui aussi à se détacher de ses origines et à s’affranchir d’une vie entièrement conditionnée par le « cordon ombilical » de la fortune et la position familiales. Ani représente pour lui un accès à une forme de normalité émotionnelle, avec une personne dont il n’a pas peur — contrairement à ses sentiments envers son père, et surtout envers sa mère.

La naïveté des deux jeunes tourtereaux est aussi artificielle que leurs vies, et le scénario de Sean Baker (qui est également producteur et monteur du film) ne tente même pas de faire croire un instant que cette idylle pourrait réussir. Entrent alors en scène les hommes de main de l’oligarque : deux frères arméniens, Toros (Karren Karagulian) et Garnick (Vache Tovmaysan), ainsi que le Russe Igor (Yura Borisov), sorte de « nettoyeur », initialement un peu simple d’esprit et le seul personnage qui évoluera dans cette intrigue débridée. Les trois hommes, convaincus de leur supériorité physique — et probablement de leur supériorité masculine tout court — vont se heurter à la détermination d’Ani à défendre mordicus (littéralement) ce qu’elle a acquis, tandis que Vanya, lâche, prend la tangente.

On peut se réjouir de l’explosion de situations comiques et burlesques (même si certaines scènes, malgré un montage clipesque, traînent en longueur et prennent un tour répétitif). Néanmoins, on a du mal à ignorer, tout au long de ce conte de fées déjanté, l’impression de deviner à chaque étape ce qui va se passer — inconvénient d’une manipulation trop appuyée des archétypes des personnages. À la sortie de la salle, on retient peu de l’intrigue, sinon quelques éclats kaléidoscopiques qui subsistent sur une rétine mise à rude épreuve. L’énergie débordante que le réalisateur et son actrice principale insufflent à ce long-métrage offre certes une expérience sensorielle réjouissante ; elle ne compense pourtant pas le manque de profondeur, ni les moments de malaise liés au traitement du sujet de la maltraitance des femmes et de la masculinité toxique.

De Sean Baker; avec Mikey Madison, Mark Eydelshteyn, Karren Karagulian, Vache Tovmasyan, Yura Borisov, Paul Weissman; États-Unis; 2024; 139 minutes.

Malik Berkati

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