L’Art d’être heureux, de Stefan Liberski, livre une satire abîme savoureuse du monde de l’art en suivant un personnage lunaire et farfelu
Le réalisateur, écrivain, humoriste et scénariste de bande dessinée belge propose une truculente mise en abyme du monde de l’art et des artistes, emplie d’humour et de dérision.
Cette comédie nous entraîne dans l’existence morose de Jean-Yves Machond (Benoît Poelvoorde), peintre mondialement méconnu et globalement malheureux, professeurs de cinéma en préretraite et journalistes pique-assiettes dans les vernissages d’exposition, qui peine à se remettre d’une « séparation douloureuse » qui date d’il y a plus de quinze ans. Cette âme en peine décide un jour de changer de vie. Il quitte son poste d’enseignant dans un lycée belge et part s’établir dans une construction futuriste minimaliste perchée sur les falaises normandes, non loin d’Étretat. Il va donc chercher l’inspiration dans cette région qui a inspiré tant de peintres, à commencer par les impressionnistes, afin de concevoir un chef-d’œuvre qui lui vaudra enfin gloire et reconnaissance éternelle. Mais sa rencontre avec les artistes locaux sème des imprévus sur un chemin qu’il croyait tout tracé : du chaleureux Bagnoule (Gustave Kervern), véritable sosie de Monnet, à l’habile Cécile Fouasse (Camille Cottin), marchande d’art aguicheuse et épouse du médecin de la bourgade, Claude (François Damiens, qui force le trait avec cocasserie), maladivement jaloux à juste titre. Ces personnages hauts en couleurs vont quelque peu le faire dévier de son chemin, et le mettre face à son rêve le plus profond : celui d’être un homme heureux, tout simplement. Mais le bonheur est-il facilement accessible pour quelqu’un de profondément acrimonieux et désenchanté ?
Dans une savoureuse représentation du monde de l’art et de ses subtiles constellations entre artistes, acheteurs, marchands et galeristes, Stefan Liberski s’amuse à croquer, au sens pictural du terme, une rocambolesque galerie de portraits.
Licencié en Historie e l’Art qu’il a étudié à L’université libre de Bruxelles, le cinéaste belge avait à sa disposition tous les outils pour brosser une fresque à la fois juste, exhaustive et pittoresque de l’univers de l’art, avec toutes ses facettes, de la création au marché. On peut dire qu’il s’est immergé dans le sérail artistique puisqu’il a été gérant du Musée Spitzner. En 1979, il s’exile en Italie et découvre le monde du septième art suite à sa rencontre avec Federico Fellini qui l’invite à suivre le tournage de La Città delle Donne en tant qu’assistant bénévole.
Si pour Arthur Schopenhauer, le bonheur est impossible, pour Stefan Liberski, l’art semble aller de pair avec un certain marasme, une affliction existentielle qu’il fait endosser à son protagoniste mais qu’il nous sert avec moult autodérision et humour savamment amené. « Peut-on être heureux alors que la vie n’est que souffrance ? Le bonheur suspend-il la souffrance, ou l’inverse ? » se questionnait Schopenhauer. Par un enchaînement de situations les plus cocasses les unes que les autres, Liberski nous répond que « oui, on peut être heureux » même dans l’adversité, même en tant qu’artiste incompris grâce aux petites étincelles de la vie, de belles rencontres, des amis, une passion, une enfant retrouvée quand on s’y attend le moins.
Très librement adapté du roman écrit par Jean-Philippe Delhomme, La Dilution de l’artiste, L’Art d’être heureux est né de la longue amitié qui unit le cinéaste et Benoît Poelvoorde et leurs goûts communs pour la littérature. Lors de l’Intime Festival, à Namur, tous deux se sont retrouvés avec l’écrivain et ont évoqué la possibilité d’adapter au cinéma La Dilution de l’artiste.
Il coulait donc de source que Benoît Poelvoorde ait le bon rôle dans ce projet et on retrouve l’acteur au meilleur de sa forme, fantasque, attendrissant, déjanté et magnifiquement dirigé, donc jamais en roue libre qu’on a pu le voir parfois.
En incarnant le personnage de Machond, le comédien lui offre une texture, au sens pictural du terme, une pâte qui prend forme sous nos yeux, illustrant une fuite très contemporaine de la réalité. À travers ce personnage et ses thérapies farfelues qu’il estime sensées, ses failles et ses fissures, le cinéaste passe au crible de sa caméra une tendance très contemporaine et pédante de personnes qui s’épanchent en concepts hermétiques qui se veulent artistiques, mais qui relèvent plus d’une haute estime qu’elles se font d’elles-mêmes que d’une quelconque théorie de l’art.
Apparaissant négligé, portant une barbe en bataille, au physique ingrat, ce personnage d’intellectuel vieillissant qui n’a de cesse de clamer des citations littéraires à qui veut l’entendre tout en déblatérant des considérations existentialistes sur le vide intersidéral de l’art minimaliste, semble la parfaite caricature de l’érudit suranné qui fait davantage fuir qu’il ne passionne. Pourtant, malgré sa dégaine rebutante, son imperméable difforme et sa chemise souillée, cet artiste incompris semble encore vivre les soubresauts d’émois amoureux lorsqu’il croise la piquante galeriste qui se piquera au jeu de le séduire pour mieux se servir de lui, n’étant guère séduite par sa chevelure emplie de pellicules, son haleine alcoolisée un brin fétide et sa bedaine proéminente.
Pour mettre en relief cette truculente galerie de personnages, Le cinéaste a opté pour des plans fixes, assez composés, principalement larges, qui lui permettent d’accueillir, tel un peintre impressionniste dans ses tableaux, les éléments de la nature, le ciel, les routes, la mer ou l’horizon.
L’Art d’être heureux flirte avec plusieurs genres, de la satire du milieu artistique et de ses paradoxes au registre comique burlesque qui rappelle les grands maîtres du genre, tels Charlie Chaplin ou Buster Keaton, par exemple quand Laurence Bibot joue un homme, sans que le moindre commentaire ne soit fait sur ce jeu de genres.
Stefan Liberski signe ici un film empli de qualités dont celle, non négligeable, d’être efficace en une heure et demie.
Firouz Pillet
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