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Avec The Room Next Door (La chambre d’à côté), Pedro Almodóvar choisit la langue de Shakespeare pour se confronter à l’euthanasie

Présenté en compétition lors de la dernière édition de la Mostra de Venise, le long-métrage a créé la surprise en remportant la plus haute récompense possible, le Lion d’or. Une première pour un film espagnol !

Le cinéaste nous invite dans l’intimité d’Ingrid (Julianne Moore) et de Martha (Tilda Swinton), amies de longue date qui ont débuté leur carrière au sein du même magazine. Lorsque Ingrid devient romancière à succès et Martha, reporter de guerre, leurs chemins se séparent. Mais des années plus tard, leurs routes se croisent à nouveau dans des circonstances troublantes…

— Julianne Moore et Tilda Swinton – La chambre d’à côté (The Room Next Door)
© El Deseo, photo by Iglesias Más

Le réalisateur le plus nominé de la cérémonie des Goyas – l’équivalent ibérique des César – a marqué l’histoire culture de l’Espagne en tant chef de file de la Movida. Depuis quatre décennies, Pedro Almodóvar a su étonner, amuser et charmer un public multigénérationnel et multiculturel avec son esthétique bigarrée et inventive. À travers des intrigues peaufinées abordant avec panache et sensibilité le drame, effleurant subtilement le fantastique, Pedro Almodóvar distille avec justesse des émotions en traitant de sujets de société comme l’éducation religieuse et ses dérivées, les victimes disparues du franquisme et la quête de vérité, le don d’organes ou la chirurgie esthétique et les diktats de l’apparence, entre autres. Sa filmographie s’affiche comme une succession tableaux de maître dont la palette, faite de couleurs franches, révèle un goût particulier pour le rouge. La passion comme philosophie de vie ! Une constante dans ces explorations sentimentales s’attache à la complexité des amitiés féminines et en explore leurs faces cachées.

Le maître du cinéma espagnol a choisi d’adapter le roman What Are You Going Through de Sigrid Nunez et a sollicité, pour incarner ce drame poignant, deux actrices majeures du cinéma anglophone. Si Julianne Moore et Tilda Swinton tiennent les rôles principaux, la distribution impressionnante inclue aussi John Turturro et Alessandro Nivola. Explorant les liens complexes entre deux femmes, amies de longue date, séparées par les aléas de la vie, le cinéaste invite le public dans leur intimité, à la découverte des moments partagés dans le passé, de rires et de larmes mais aussi de non-dits qui affleurent à la surface au fil des confidences. Scène après scène, La chambre d’à côté offre une réflexion intense sur les relations humaines tout en conservant la patte visuelle unique d’Almodóvar, mais peut-être ici moins colorée et plus aseptisée.

Auscultant le pouvoir de la parole tant verbale que non verbale, Pedro Almodóvar a choisi l’anglais pour aborder ce drame. Ce n’est pas un coup d’essai pour le cinéaste espagnol qui a déjà réalisé La voz humana (La voix humaine), en 2020, un court métrage dans lequel il convoquait déjà l’une de ses muses, Tilda Swinton. L’actrice anglaise, véritable caméléon a le don de captiver par son magnétisme et par ses métamorphoses. Disposant d’une palette de jeux exceptionnelle, Tilda Swinton, à l’esthétique métallique, sait convoquer le sublime comme le terrible et cette remarquable capacité se retrouve dans La chambre d’à côté.

Face à elle, plutôt à ses côtés, Julianne Moore affiche sa beauté vénitienne évanescente, enveloppée par la douceur de sa voix. Après une carrière fulgurante devant la caméra des plus grands, ses derniers rôles n’ont fait que confirmer sa maestria dans l’incarnation de personnages à l’humanité troublante et troublée. Dans La chambre d’à côté, l’actrice américaine incarne Ingrid, autrice et grande amie de Martha, reporter de guerre de profession, et qui entretient une relation conflictuelle avec sa fille. Dans ce lien teinté de douleur et d’amertume, Ingrid joue l’intermédiaire entre deux univers : la maison de campagne, isolée, que Martha a choisie pour passer ses derniers jours et le reste du monde où la vie continue.

Pedro Almodóvar a affûté sa plume pour élaborer des dialogues passionnants, ciselés de manière chirurgicale. Le public regarde les choses se dérouler tout en se questionnant sur ce qui se passerait si on nous demandait d’assister au dernier souffle d’un.e ami.e mourant.e. D’emblée, le cinéaste révèle que Martha, qui souhaite la présence de son amie dans la chambre d’à côté, s’administrera elle-même la pilule mortelle, mais on ne sait pas quand, d’où une forte tension constante.

Abordant avec subtilité des thèmes universels comme l’amitié, l’amour, la maladie et de la mort sous de nombreuses formes, ses émotions dispersées sont bien présentes, mais ne se connectent pas toujours comme elles le devraient. Est-ce lié au choix de la langue ? Ou est-ce dû à l’insistance du cinéaste sur ses déclarations politiques et éthiques qui ôtent toute possibilité d’une interprétation de la part du public, même si l’universalité de quitter ce monde devrait toucher tout un chacun.

Comme la plupart des films de Pedro Almodóvar, il y a ici une harmonie entre l’esthétique, l’émotionnel et le cérébral, mais étonnement beaucoup plus aseptisé que d’ordinaire. Même si La chambre d’à côté peut surexpliquer ses personnages, les performances de Tilda Swinton et Julianne Moore font preuve de suffisamment de retenue pour que le film reste convaincant. Le film invite à une méditation sincère sur l’amitié, le chagrin et la mort, mais il est vrai que le dernier opus d’Almodóvar est une légère déception pour les inconditionnels du cinéaste qui aseptise tellement l’intrigue, la développant avec tant de froideur et de logique qu’il en laisse de côté son aspect émotionnel. La chambre d’à côté laisse un sentiment mitigé, n’en déplaise aux membres du jury vénitien !

Firouz E. Pillet

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Firouz Pillet

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