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BD – Fausse couche, vraie question de Mathilde Lemiesle: questions de femmes, tabous de société

Après Mes Presques Riens (2021), Désir d’enfant – 15 histoires pour questionner et mieux vivre son rapport à la parentalité (2022), Grossesses plurielles – Histoires de (futurs) parents (2023) et Une fausse couche comme les autres (2023), la dessinatrice et autrice Mathilde Lemiesle continue de creuser son sillon intimiste en explorant les aléas et les recoins sombres du parcours pour devenir parent.

Fausse couche vraie question de Mathilde Lemiesle
Image courtoisie Les Éditions Glénat

Si les fausses couches sont fréquentes, elles demeurent mal comprises ou peu prises en compte, autant par le milieu médical que par l’entourage de la femme concernée. Dans un silence transmis de mère en fille pendant des siècles, la fausse couche demeurait une souffrance tue, parfois une honte pour la famille qui faisait porter la responsabilité de la perte de cet enfant en devenir à la future mère, un non-événement pour le reste de la société, le tabou par excellence. Une réalité encore bien présente dans les pays du Sud ! Si les femmes occidentales osent aujourd’hui en parler plus ouvertement, l’autrice constate avec regret que les questions qui relèvent de l’intime sont occultées dans le débat public, et trouvent, grâce à la BD, une agora de discussions et d’échanges qu’elle estimait, forte de son expérience, utile et nécessaire.

Tout au long des 192 pages de l’album Fausse couche, vraie question (2025), parue aux Éditions Glénat, Mathilde Lemiesle questionne comment cet événement est vécu par la personne qui perd un enfant lorsque le fœtus n’est pas viable. Si cet événement n’est pas rare, pourquoi ne pas en parler plus ouvertement ?

Fort heureusement, le sujet sort des alcôves et commence à émerger comme question de santé. En 2022, Cléa Favre abordait la difficulté de ce deuil et de l’importance de pouvoir en parler en signant, aux côtés de l’illustratrice Kalina Anguelova, le roman graphique Ce sera pour la prochaine fois, paru aux Éditions Favre. Ce livre soulignait que la difficulté de ce deuil et la honte de parler de cette souffrance étaient confortées par le fait que cet être en devenir n’a aucune existence civile, donc aucune reconnaissance sociale. Le deuil périnatal laisse les parents « orphelins » d’enfant (la langue française n’a pas prévu de mot pour décrire cette situation) sans que leur souffrance soit reconnue. En effet, selon le code d’état civil, la naissance d’un enfant décédé dans le ventre maternel avant la 23e semaine de grossesse (25 semaines d’aménorrhée) est considérée comme une fausse couche et n’est juridiquement pas assimilé à une naissance ; cette naissance prématurée ne doit donc pas être déclarée à l’état civil et ne donne pas les droits liés à une naissance. Le vide laissé par cet être disparu trop tôt laisse les parents seuls dans leurs douleurs, sans aucune reconnaissance sociale de leur histoire. Depuis quelques années, la législation a été modifiée et l’enfant mort-né, ou la mort intra-utérine d’un enfant à partir de la 23e semaine de grossesse, peut être inscrit dans le livret de famille des parents.

En questionnant ce tabou de la grossesse qu’est la fausse couche, l’autrice rappelle combien la grossesse, et plus largement la maternité, ont soit une image très édulcorée, soit une vision terrible selon le parcours de chaque femme. Dans Grossesses plurielles (Éditions Hatier, 2023), Mathilde Lemiesle a cherché à montrer la réalité et, surtout, la pluralité des parcours de grossesse. L’autrice, qui est aussi coloriste et illustratrice, aborde, au fil de ses albums, le thème de la fausse couche. En interrogeant autant de femmes et d’hommes qui deviennent ou qui ne deviennent pas parents, l’autrice a réalisé que ce sujet, difficile et aussi très personnel, demeure occulté par la société en général. Elle a récolté des témoignages dont le plus marquant a été de voir comment un même événement pouvait être vécu aussi bien de manière positive que négative chez une même personne. Il y avait à chaque fois une ambivalence entre quelque chose d’extraordinaire et quelque chose de fracassant.

Après plusieurs fausses couches, Mathilde Lemiesle avait le sentiment de « déborder » d’envies, de frustrations, de douleurs, une envie d’enfanter sur le papier son expérience, sa souffrance, son parcours. Plasticienne à l’origine, elle opte pour le dessin pour raconter son expérience. En 2018, elle lance son compte Instagram @mespresquesriens, sur lequel elle partage son témoignage, mais aussi ceux des autres afin de sensibiliser à l’expérience de la fausse couche en particulier mais aussi aux questions qui touchent au corps des femmes. Aujourd’hui suivie par plus de 25 000 personnes, Mathilde Lemiesle a réussi à mettre sur le devant la scène un sujet longtemps marginalisé qui concerne pourtant de nombreuses femmes, de nombreux couples. Les statistiques indiquent qu’une femme enceinte sur quatre subit une fausse couche.

La femme dont le corps a commencé à se modifier pour accueillir cet être en devenir, qui a senti ses seins devenir douloureux, se gonfler et se durcir pour pouvoir allaiter, se retrouve du jour au lendemain sans son statut de mère. Pourquoi ce silence ? L’autrice s’interroge sur les possibles chemins pour lever le tabou dans une société qui a tendance à minimiser ce phénomène. Comme elle a vécu ce séisme dans sa chair, Mathilde Lemiesle trouve les mots justes, pose les questions pertinentes et nécessaires, questionne le mutisme de la société qui passe aux oubliettes, par omission ou par ignorance, cette épreuve traumatique tant sur le plan psychique que physique et qui reste un non-évènement.

L’autrice s’arrête aussi sur une expression, entrée dans le langage et usitée par tour le monde sans qu’elle étonne : pourquoi parle-t-on de fausse couche alors qu’il s’agit bien d’une vraie grossesse ? Aussi bien dans le monde du travail, que dans la culture ou les médias, peu d’ouvrages abordent cette réalité : subir une fausse couche, c’est difficile et solitaire. Mais est-ce que cela a toujours été le cas à travers les siècles et les sociétés ? La littérature nous manque à ce sujet.

L’album de Mathilde Lemiesle rappelle qu’il y a quelques années, on n’abordait pas la grossesse de cette manière-là. Depuis, la parole s’est peu à peu ouverte, notamment grâce aux réseaux sociaux qui jouent, dans le présent cas, un rôle positif et qui ont permis à cette parole de créer une sonorité dans les expériences : « Dans mon cas, raconter mon histoire, par le biais d’Instagram ou de mes BD, a créé une proximité avec des inconnus. Comme je l’ai vécu aussi, les gens peuvent s’identifier d’une certaine manière. »

En donnant la parole à des femmes qui ont vécu cette expérience, mais aussi à différentes intervenantes (militantes féministes, historiennes, personnel médical…), Mathilde Lemiesle ouvre une voie pour sortir de cette méconnaissance des corps et surtout informer. Pour sortir de l’intime, pour que la fausse couche compte, pour que cesse la honte et la banalisation, l’actrice nous livre un roman graphique remarquable, coloré et aux planches agencées de manière ludiques, dotées de bulles et de commentaires à l’écriture manuscrite qui crée une proximité avec le lectorat et qui se lit comme une enquête sociale. Avec un graphisme pétillant et audacieux, l’autrice renoue avec une approche culturelle, linguistique et politique, mais surtout humaine et émotionnelle, pour repenser l’intime au fil des époques jusqu’à venir interroger notre société moderne.

Fausse couche, vraie question se révèle un album nécessaire, pédagogique et profondément féministe.

Firouz E. Pillet

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Firouz Pillet

Journaliste RP / Journalist (basée/based Genève)

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