Berlinale 2021: présenté dans la section Panorama, Mishehu Yohav Mishehu (All Eyes Off Me) de Hadas Ben Aroya, propose une immersion dans l’intimité physique et émotionnelle de ses protagonistes
Le film se compose de trois épisodes, trois chapitres de vie qui se croisent, de saynètes qui parlent d’épreuves, de dépassement des frontières, de transgressions. All Eyes Off Me s’ouvre sur une soirée entre jeunes gens qui dansent sous les lumières des spots multicolores, qui sniffent une ligne de coke, qui commencent à flirter ou à s’embrasser passionnément. Le premier épisode concerne une jeune femme à la recherche du gars qui l’a mise enceinte lors d’une fête sauvage. Danny (Hadar Katz) est donc enceinte de Max (Leib Lev Levin) et elle passe de pièce en pièce à la recherche de Max. Mais elle n’a pas le temps de le lui dire alors qu’elle le retrouve en train d’enlacer et d’embrasser avec fougue une jeune fille.
La silhouette gracile et élancée de Hadar Kratz correspond à sa personnalité délicate, sensible, dont une scène dépeint son regard porté sur le monde qui l’entoure; alors qu’elle retrouve Max, au lieu de lui avouer qu’elle est enceinte de lui, elle lui raconte ce qui lui est arrivé quelques jours auparavant : « Un jour, sur le chemin de ma maison, où j’ai vu un papillon mourant sur le trottoir et je n’ai pas compris pourquoi personne ne le prenait chez le vétérinaire, comment se fait-il que si c’était un cheval, alors il aurait reçu des soins médicaux ? Et qui décide quel animal est le plus important ? »
Hadas Ben Aroya confie avoir été séduite par la fraîcheur et la sensibilité de la jeune femme et a choisi d’insérer cette anecdote qu’elle lui avait confiée dans le scénario.
Cette jeune femme pour laquelle Max s’embrase est Avishag (Elisheva Weil) : on la retrouve dans le second épisode avec Max, rencontré à la soirée. Ce jeune couple tente de réaliser des fantasmes sexuels, ou plutôt, Max est occupé à essayer les fantasmes sexuels de sa petite amie Avishag qui veut qu’il la frappe et l’étrangle quand ils font l’amour. D’abord surpris par les demandes insistantes d’Avishag, Max y prend progressivement goût et ses pulsions devient incontrôlable. Dans le schéma de l’arroseur arrosé, Avishag ne pensait que son nouvel amant irait aussi loin … Les spectateurs non plus, d’ailleurs et se sentent un peu voyeurs en assistant à leurs ébats.
Dans le troisième chapitre les spectateurs retrouvent Avishag qui promène six chiens tenus en laisse et frappe à la porte d’une villa cossue : elle vient chercher Blanca, la chienne au pelage noir de Dror. Les cinéphiles férus de cinéma israélien reconnaîtront Yoav Hait qui interprète Dror, un célèbre acteur en Israël, qui joue ici un quinquagénaire célibataire dont on comprend, d’après quelques bribes de conversation, qu’il travaille comme employé de banque et officier de police. Le choix de Hadas Ben Aroya s’est porté sur cet acteur; elle explique les motivations de son choix ainsi :
« J’ai vu autre chose en lui. C’est un grand homme, mais très fragile, et c’est une qualité. Aucun autre acteur en Israël ne possède cette qualité. »
Un jour, Dror laisse un message sur la boîte vocale d’Avishag : il a besoin qu’elle reste à la maison pour s’occuper de Blanca car il rentrera tard. Tellement tard que la jeune femme s’endort sur le canapé du salon et se réveille le lendemain matin. Dror lui propose un café, ils discutent à tel point qu’une familiarité inattendue se développe entre l’homme plus âgé et la jeune femme.
Avishag apporte ses bleus à Dror dont elle promène la chienne quotidiennement; Dror ne peut que constater ce ces marques physiques et s’en inquiète, Avishag est touchée par l’empathie de Dror Mais est-ce que de l’empathie ? Les frontières sont floues, ténues et se traversent facilement, questionnent l’être humain sur ses limites avec lui-même comme avec les autres.
En trois chapitres vaguement connectés, le deuxième long métrage de la réalisatrice et actrice israélienne Hadas Ben Aroya dépeint une génération confiante de jeunes Israéliens prêts à tout essayer, à franchir allègrement les frontières, persuadés de pouvoir maîtriser les transgressions, mais incapables, dans la réalité, de prévoir ni d’anticiper les conséquences de ces expériences sur leurs personnes. Les acteurs et les actrices évoluent au travers des saynètes, dans une interaction fluide et authentique dont les moments les intimes sont capturés par la caméra qui les restitue sans les juger et avec spontanéité. Avec un regard frontal, All Eyes Off Me aborde la sphère de l’intimité, le désir, l’érotisme, la sexualité et ses fantasmes sans tabous, la vulnérabilité tant émotionnelle que physique. Hadas Ben Aroya s’interroge et une question récurrente qui traverse son film est à quel point sommes-nous vraiment libérés?
En visionnant All Eyes Off Me, les spectateurs peuvent se poser la même question.
Un protagoniste omniprésent dans le film est la musique qui joue un rôle majeur, substituant parfois ce que les mots ne parviennent pas exprimer. Hadas Ben Aroya a choisi autant la musique que le silence qui se révèle une musique en soi entre Avishag et Dror. Dans la scène finale du film, le silence dominant et offre un sous-texte tout comme les musiques et chansons choisies le font dans diverses scènes du film. Par exemple, dans la deuxième partie, Max dédie la chanson Message Personnel, chanté par Françoise Hardy, à Avishag. C’est une chanson à propos de l’amour non partagé, peut-être prémonitoire de ce qui pourrait leur arriver. Dans la dernière partie du film, on entend Somebody Will Love Somebody, une chanson de Leah Goldberg, une poétesse israélienne respectée, qu’Avishag écoute sur la platine après avoir appris comment enclencher un tourne-disque sur internet. Avishag est en plein questionnement sur la relation qu’elle a vécue avec Max. Rien d’étonnant à ce qu’elle choisisse un vinyle qui comporte une chanson qui questionne sur la vie. La chanson qu’elle écoute est une chanson existentielle sur la solitude et la déconnexion. «Et s’il n’y a pas de mer, alors il n’y a pas non plus de navire. Une autre semaine, un autre mois, une autre année ».
Comme mentionné plus haut, le silence devient une musique, emplie de symboles et de messages non verbalisés. La fin du film est le silence. Avishag apprend à se taire : un défi pour elle qui est si bavarde. Dror l’initie a apprécier le silence, à être dans le moment présent et à le savourer en acceptant à écouter ses émotions, à accepter sa vulnérabilité.
Si certains spectateurs se questionnent sur ces moments d’intimité qui habitent le film, mettant à nu tant physiquement qu’émotionnellement les acteurs, Hadas Ben Aroya offre un clef de lecture à son public :
«Je veux inspirer la discussion et mettre un miroir devant ma génération. Ce que je suis le plus intéressée à explorer est la question de savoir ce qu’est l’intimité à notre époque par opposition à notre l’incapacité d’être vulnérables, Ce qui me fascine, c’est une poursuite futile après l’intimité qui est en fait le désir de ressentir quoi que ce soit dans ce monde qui n’a plus de limites. Ce n’est pas une critique, il n’y a aucun message didactique ; c’est un reflet de moi et de la vie de mes amis. »
Quelques mots sur le parcours de Hadas Ben Aroya
Née en Israël en 1988, Hadas Ben Aroya a étudié à l’École de cinéma et de télévision Steve Tisch de Tel Aviv. Elle a été sélectionnée par le Forum des critiques de films israéliens comme «Découverte de l’année» et a remporté un Oscar israélien du meilleur second rôle. Elle a écrit, réalisé, produit et joué dans son premier long métrage, Anashim Shehem Lo Ani (People That Are Not Me, 2016). Le film a été présenté en première à Locarno et remporté des prix dans des festivals du monde entier. En 2017, elle a participé à Berlinale Talents. Mishehu Yohav Mishehu est son deuxième long métrage.
Au sujet de son deuxième long métrage, Hadas Ben Aroya a déclaré :
«Je suis plein de nostalgie pour ce qui m’a déjà semblé si lointain, et qui est en fait au cœur du film: le fossé entre pouvoir s’ouvrir et approcher des inconnus décomplexés face à la déconnexion émotionnelle des gens dans l’expérience de ma génération. Cet écart me fascine et me fait peur, et surtout à l’époque de la distance sociale, il prend des significations supplémentaires. »
Firouz E. Pillet
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