Berlinale 2024 – Cillian Murphy ouvre le festival avec Small Things Like These de Tim Mielant, une plongée dans un épisode honteux de l’Irlande catholique
L’écrivaine irlandaise Claire Keegan inspire le cinéma et la Berlinale. En 2022, dans la section Generation, The Quiet Girl de Colm Bairéad était présenté, une adaptation du livre Foster (Les Trois Lumières, Sabine Wespieser Éditeur, 2011). Cette année, l’univers historico-poétique de l’autrice se retrouve dans une nouvelle adaptation, celle de Small Things Like These (Ce genre de petites choses, Sabine Wespieser Éditeur, 2020), avec à l’affiche l’acteur du moment depuis l’immense succès de son rôle d’Oppenheimer, Cillian Murphy. Ce succès lui a valu un Golden Globe et de nombreuses nominations, dont celles aux Oscars à venir en mars.
Le film de Christopher Nolan n’est d’ailleurs pas étranger à cette production belgo-irlandaise, comme l’explique Cillian Murphy à la conférence de presse du film. Il discutait avec Matt Damon, également acteur dans Oppenheimer, entre deux prises dans le désert et Damon lui parlait de sa nouvelle société de production. Murphy en a profité pour lui faire part d’un projet basé sur la courte fiction historique de Claire Keegan. Après lecture, l’acteur-producteur s’est immédiatement joint au projet comme producteur exécutif.
Murphy avait le désir de collaborer à nouveau avec Tim Miliants, avec qui il avait tourné la troisième saison de la série Peaky Blinders. Lui aussi était enthousiaste, tout comme Eileen Walsh, qui incarne son épouse, elle aussi nommée Eileen, et Emily Watson dans le rôle de la mère supérieure. Les deux actrices ont d’ailleurs déclaré à la conférence de presse que leurs rôles dans ce film étaient uniques dans leurs carrières. Eileen Walsch ajoutant : « J’avais l’impression de jouer le rôle de ma mère. Nous étions cinq filles à la maison, qui ressemble énormément à celle du film, et mon père était aussi un marchand de charbon. Cette famille est tellement représentative des familles irlandaises de cette époque, et de cette société pleine de honte et de culpabilité ».
Cillian Murphy a été étonné de la rapidité avec laquelle s’est concrétisé, allant même jusqu’à parler de sérendipité du processus. Même les droits du livre étaient disponibles, ce qui l’a grandement surpris.
Renouant avec ses origines irlandaises, Murphy incarne Bill Furlong, père de cinq filles, marchand de charbon dans le milieu des années 1980. Pendant les semaines qui précèdent Noël il travaille sans relâche à la livraison de charbon dans sa petite entreprise familiale. Un matin, il se rend au couvent local et devient témoin d’une scène familiale poignante où une fille supplie sa mère de ne pas la laisser là, en vain. L’homme au visage noir de suie paraît se figer dans le granit de la honte d’être témoin de cette violence et, lorsqu’il reprend la route, il ne semble plus le même.
Les sujets abordés par Small Things Like These sont multiples, même si le plus spectaculaire est celui des institutions de la Madeleine, ces couvents catholiques reconvertis en blanchisseries où des jeunes filles enceintes travaillaient sans rémunération. Cela visait à les ramener « dans le droit chemin », puisqu’elles avaient fauté et étaient enceintes. Par ailleurs, leurs bébés étaient vendus pour être adoptés.
Si la toile de fond de cette histoire se déroule derrière les portes de ce couvent, avec une mère supérieure jouée de manière magistrale par Emily Watson, qui glace le sang de ses interlocuteur∙trices (et du public) sans jamais élever la voix ni faire de gestes menaçants, le cœur du récit se trouve dans la psyché de Bill Furlong et dans le voyage douloureux dans son passé qu’il va entreprendre. D’un pas pesant, comme tout chez lui – sa respiration, sa fatigue, son silence, sa présence au monde, sa manière de se vêtir ou se dévêtir, ses sacs de charbon sur les épaules, autant de métaphores de son fardeau personnel, sa routine immuable lorsqu’il rentre chez lui, couvert de suie et qu’il se lave méticuleusement les mains et le visage avant de retrouver sa femme et ses filles à la table familiale –, il va faire le voyage vers son passé, la perte et le deuil qu’il a occultés et qui se réveillent lorsqu’il est témoin d’un second incident au couvent, au moment de livrer au petit matin du charbon.
L’histoire se déplace sur celle de l’humanisme dans une société corsetée par le pouvoir clérical qui préfère ne pas voir, ne pas entendre, ne surtout rien dire. Une hypocrisie qui a permis au système de perdurer aussi longtemps. Comme le dit la femme de Bill lorsqu’il s’ouvre à elle : « Dans la vie, il y a des choses que l’on doit ignorer ». La peur de perdre ses maigres avantages, son travail, sa réputation, sa maison, sa place dans l’espace publique, ou simplement une bonne place d’école pour ses filles, fait que la plupart des gens décident de penser à soi et sa famille en premier. Il ne reste donc plus qu’à se taire et à noyer sa honte et sa culpabilité dans le pub d’à-côté.
La force du film est peut-être aussi sa faiblesse : elle tient au jeu de l’acteur qui est présent dans tous les plans et nous entraîne dans son sillage. Cinématographiquement parlant, on se demande si sans Cillian Murphy, ce film aurait cette puissance d’évocation. La mise en scène, très organique, par le travail de caméra qui enveloppe le personnage de Bill, en fait ressortir les traits saillants et creusés du personnage par la chromatique des couleurs froides extérieures et chaudes intérieures. Le cadrage serré donne une impression de masse anonyme aux autres protagonistes, avec une scène magnifiquement conçue où les passant∙es restent en arrière-plan, flou∙es, alors que Bill avance, d’un pas décidé et sans un regard pour les autres, soutenant une jeune femme mal en point. Tim Mielants parvient ici, de manière brillante, à mettre au centre autant un homme qu’un concept : celui d’un maverick qui va se détacher du troupeau.
Dans cette difficulté de transposer à l’écran les sentiments intérieurs du personnage, le rôle du scénariste, Enda Walsh, a été prépondérant. Il explique qu’il est resté « fidèle au texte original. Il fallait donner de l’espace aux spectateur∙trices dans le récit pour pouvoir le ressentir et engendrer sa propre angoisse. Il fallait garder l’esprit du texte original, qui a une ligne de vérité, une ligne claire, mais avec de la poésie qui permet à la psychologie de se manifester. »
Le rythme du film correspond à ce que décrit Walsh : lent, laborieux, fait d’allers et retours dans le passé, par petites bribes qui petit à petit révèlent l’univers douloureux dans lequel le personnage se meut, à mesure que lui aussi, petit à petit, reprend sa marche dans une vie qui semblait tracée, celle des apparences et des conventions.
Comme le dit Murphy :
« On a l’impression que l’Irlande est à mille lieues de cette réalité, mais les événements du film se déroulent de mémoire d’homme ! Cependant, j’ai écouté un podcast dans lequel Claire Keegan parle de son livre et explique que ce n’est pas un héros. C’est un homme à la limite de la rupture qui a réprimé son passé et un deuil qu’il n’a pas fait. Cela touche l’esprit humain ».
Effectivement, qu’est-ce qui fait qu’un jour, un homme, une femme, fasse le pas, écoute son instinct qui lui dit ce qui est juste et ce qui est mal ? Il faut peut-être, à l’instar de Bill, laisser la parole à celles et ceux qui se cachent derrière, passer outre et faire le geste dans un silence qui en dira beaucoup plus long que tous les discours ou les prêches. Le courage est peut-être à puiser dans ces petites choses, non spectaculaires, se lever contre l’injustice de manière tranquille et posée, faire ce que l’on croit juste, comme celle de tendre la main.
La dernière scène est à cet égard stupéfiante, Bill rentre chez lui, prend, après s’être tranquillement lavé, comme à son habitude, autant un personnage par la main que le spectateur et la spectatrice pour avancer dans le couloir étroit de sa maison, en souriant (le seul sourire ingénu qu’il a dans le film), avançant vers la pièce chaude et lumineuse du centre du foyer, laissant hors champ le reste de la famille et leur réaction. Le film se termine sur cette note suspendue qui, après nous avoir scotchés à nos sièges, nous enjoint à prendre le relai.
Le film est dédié au 10’000 enfermées et asservies dans les blanchisseries de la Madeleine entre 1926 et 1996 et à leurs enfants qui leur ont été enlevés.
De Tim Mielants; avec Cillian Murphy, Eileen Walsh, Michelle Fairley, Emily Watson, Clare Dunne; Irlande, Belgique; 2024; 96 minutes.
La critique en allemand et en français de The Quiet Gril.
La critique d’Oppenheimer.
Malik Berkati, Berlin
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