j:mag

lifestyle & responsible citizenship

Cannes 2025Cinéma / KinoCulture / Kultur

Cannes 2025 – ACID : Put Your Soul In Your Hand And Walk de Sepideh Farsi – Plus qu’un miroir de la réalité, une vision de l’enfer

L’enfer sur terre. Chaque jour apporte son lot d’horreurs : massacres, crimes de guerre, volonté systématique de destruction, d’anéantissement d’un peuple – non seulement en visant un·e à un·e, mais en effaçant des familles entières de l’état civil.

— Fatma Hassona – Put Your Soul on Your Hand and Walk
Image courtoisie l’ACID

Il y a un mois, la photojournaliste – protagoniste du film de Sepideh Farsi – était assassinée avec 10 membres de sa famille, tué·es par un missile israélien alors qu’ils et elles se trouvaient dans leur appartement. Avant-hier, jour de la cérémonie de clôture du Festival, une autre tragédie : un couple de médecins est visé, leurs neuf enfants ont été assassinés dans leur sommeil, frappés par un missile lancé par l’armée israélienne. Seule la mère survit – pédiatre, elle soignait des enfants à l’hôpital au moment du drame. Son mari et leur seul fils survivant sont grièvement blessés.
Hier, deux membres du CICR ont été tué·es, ainsi que 22 autres personnes, dont une femme enceinte et plusieurs enfants. Ce matin encore, une école où s’étaient réfugiées des familles a été bombardée. Le dernier bilan fait état de 33 mort·es, majoritairement des femmes et des enfants… et la journée n’est pas encore terminée.

Put Your Soul on Your Hand and Walk est un documentaire né de l’impossibilité, pour la réalisatrice, de pénétrer dans la bande de Gaza au printemps 2024. Ayant rencontré des réfugié·es gazaoui·es au Caire, Sepideh Farsi choisit alors une autre voie : elle entame une correspondance vidéo sur WhatsApp avec Fatma Hassona – surnommée Fatem –, une jeune photojournaliste de 25 ans vivant à Gaza, qui devient ses yeux et sa voix sur place. À travers cette relation, Fatem documente la guerre, la vie quotidienne sous les bombardements, la faim, la peur, mais aussi les éclats d’espoir. Elle partage avec la cinéaste ses photographies, ses poèmes et ses chansons, livrant une chronique de son existence sous le feu.

Le documentaire est très éprouvant à regarder, car il repose sur des échanges numériques rendus précaires par une connexion instable et de mauvaise qualité. Cette difficulté technique, loin d’être un obstacle narratif, devient un puissant vecteur d’émotion : elle traduit la distance, l’impuissance de la réalisatrice et de son interlocutrice, mais aussi la nôtre – nous, spectateur·trices, témoins depuis 19 mois d’un massacre systématique auquel nous ne pouvons opposer que nos voix, trop souvent réduites au silence dans l’espace public.
La force du film réside précisément dans cette capacité à incarner l’horreur : à lui donner une voix, un visage – lumineux malgré tout –, un sourire vaillant jusque dans les abîmes de la dépression. Put Your Soul on Your Hand and Walk restitue une humanité à des chiffres qui, chaque jour, s’égrènent dans l’indifférence : nombres de mort·es, de blessé·es, de réfugié·es, de personnes privées de tout – nourriture, eau, médicaments, conditions minimales d’hygiène.
Souvent, lorsque le signal se perd, un mot apparaît à l’écran : « reconnexion ». C’est peut-être là l’un des enjeux fondamentaux du film : se reconnecter à l’humanité martyrisée du peuple palestinien.

— Fatma Hassona et Sepideh Farsi – Put Your Soul on Your Hand and Walk
Image courtoisie l’ACID

Fatma Hassona est non seulement le visage de ce peuple palestinien martyrisé, mais elle en est aussi les yeux et les oreilles : témoin inlassable, elle capte à travers ses photographies et ses récits la mort, la violence omniprésente, mais aussi les frêles pousses de vie qui émergent des ruines. Des enfants qui jouent au ballon dans les gravats, un autre qui tient délicatement un canari dans le creux de sa main – autant d’images qui résistent à l’effacement.

Ses clichés, à la fois poignants, évocateurs et descriptifs, révèlent un véritable talent de photographe, doté·e d’un sens aigu du récit visuel, à la fois précis et instinctif. À l’instar de ses chansons et de ses poèmes – œuvres de résistance à la fatalité –, son travail constitue surtout un témoignage lucide et conscient et prémonitoire, destiné à survivre, à porter une mémoire, à traverser l’Histoire.

Put Your Soul on Your Hand and Walk, que l’on pourrait traduire par « mets ton âme sur ta main et marche », est une phrase prononcée par Fatma Hassona lorsqu’elle sortait, malgré le danger, pour documenter ce qui advenait des habitant·es et des rues de Gaza. Elle se mettait en péril, physiquement comme psychiquement, dans un geste de courage extrême, à l’instar de toutes celles et ceux qui, en temps de guerre, témoignent et résistent afin que leur voix soit entendue.
Cette phrase incarne également une forme de spiritualité incarnée : elle évoque l’essence même de l’être humain, constitué d’un corps et d’un esprit en constante interaction. Fatma Hassona, malgré la peur et le danger, engageait tout son être au service de la dignité d’un peuple, refusant qu’il soit réduit à des chiffres ou à une masse indistincte dans les bulletins d’information – cette déshumanisation insidieuse, opérée à grande échelle.

Lorsque la cinéaste demande à Fatma Hassona ce que cela signifie d’être Palestinienne aujourd’hui, dans la bande de Gaza, elle répond :

« Je me sens fière. Nous sommes fort·es. Ils ne peuvent pas defeat us. Ils nous bombardent, mais nous continuons de vivre et de rire. C’est notre force. »

C’est probablement cela que le gouvernement israélien cherche à anéantir : cette volonté infrangible du peuple palestinien de toujours se relever, encore et encore, et de résister à la volonté d’effacement de son existence, par la destruction ou le déplacement forcé. Une résilience qui dépasse leur entendement.

À cet égard, Fatma Hassona est exemplaire. À plusieurs reprises, Sepideh Farsi lui demande, au fil de leurs échanges, si elle envisagerait de quitter Gaza. La réponse de la jeune femme demeure invariable : oui, elle souhaiterait visiter le monde, dans des temps pacifiés, mais toujours avec l’intention de revenir à Gaza – son foyer. Il n’est pas question de fuir. Pour aller où ? Et pour y faire quoi ? Même dans les moments de découragement, lorsqu’elle confie son désir de vivre normalement, de respirer librement, de ne plus se sentir prisonnière, elle affirme avec force qu’il n’est pas envisageable de quitter la seule maison qui leur reste : leur pays.

 « Je crois que mon Gaza a besoin de moi », dit-elle, « car je documente nos souffrances, ce que l’on nous fait subir, les destructions, les morts. » Elle poursuit : « Ils nous volent tout, des grandes choses aux plus infimes. Nos terres, notre histoire, notre culture, nos traditions, notre cuisine, jusqu’à notre monnaie. Pourquoi devrais-je payer mon houmous en shekels ? »

La relation qui se tisse entre les deux femmes relève d’un lien de sororité lumineux. Au fil de leurs conversations, Sepideh Farsi rencontre à l’écran plusieurs membres de la famille de la jeune photojournaliste. La cinéaste, originaire d’Iran, aborde régulièrement les questions du voile et de la religion. Si leurs visions de ces sujets diffèrent, elles savent en rire et engager un dialogue respectueux. Elles se retrouvent également en porte-à-faux sur le sujet de l’exil. Sepideh Farsi a quitté l’Iran à 18 ans et n’y est jamais retournée — une réalité qui étonne profondément Fatma Hassona, pour qui l’idée de ne plus revenir à Gaza demeure impensable.
Ce film, centré sur ce qui se déroule à Gaza, offre ainsi des effets de miroir à sa réalisatrice. De nombreuses photographies de la photojournaliste viennent enrichir le récit, en complément des échanges enregistrés. À cet égard, il aurait peut-être été pertinent de créditer Fatma Hassona en tant que co-réalisatrice…

Le 15 avril 2025, la réalisatrice annonce la sélection du film à Cannes. Ce sera leur dernier échange. Le 16 avril, à une heure du matin, la veille de son mariage, l’armée israélienne assassine Fatma Hassona avec dix membres de sa famille par un tir de missile sur leur maison.

Comme un grand nombre de Palestinien∙nes, Fatma Hassona était une poétesse. Laissons-lui le dernier mot avec l’extrait d’un de ses poèmes – L’homme qui portait ses yeux

Elle a traversé
Et je n’ai pas traversé
Ma mort m’a traversée
Et la balle tranchante du sniper

Je suis devenu un ange
Pour une ville.
Immense
Plus grande que mes rêves
Plus grande que cette ville

De Sepideh Farsi; avec Fatma (Fatem) Hassona [parfois écrit Fatima Hassouna], Sepideh Farsi; France, Palestine, Iran ; 2025; 110 minutes.

Malik Berkati

© j:mag Tous droits réservés

Malik Berkati

Journaliste / Journalist - Rédacteur en chef j:mag / Editor-in-Chief j:mag

Malik Berkati has 925 posts and counting. See all posts by Malik Berkati

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*