Cannes 2025 : parmi les derniers films en lice pour la Palme d’or, deux concurrents se sont démarqués par leur délicatesse et leur sensibilité, The History of Sound et Valeur sentimentale
Sur La Croisette, alors que les derniers candidats à la Palme d’or arrivent en lice, Oliver Hermanus présente en compétition son premier film tourné et financé principalement par des Américains alors que Joachim Trier semble partir favori en cochant toutes les cases avec son sixième long métrage.
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Pour ce dernier opus, le cinéaste sud-africain né au Cap a puisé son inspiration dans la nouvelle The History of Sound Stories (2024) de Ben Shattuck, originaire du Massachusetts, qui l’adapte à quatre mains avec le réalisateur pour le cinéma. Dans cette adaptation filmique, le tandem se consacre davantage à la vie après l’union dévorante et nécessairement clandestine de ses deux amants masculins qu’à la liaison elle-même.
The History of Sound (L’Histoire du Son) met en scène Josh O’Connor et Paul Mescal, tous deux époustouflants, dans les rôles de deux hommes qui se rencontrent en 1916, puis qui partent ensemble à l’été 1919 pour enregistrer les chansons folkloriques de leurs compatriotes dans la région rurale de la Nouvelle-Angleterre.
Lionel (Paul Mescal), jeune chanteur talentueux originaire du Kentucky, grandit aux sons des chansons que son père lui chantait sur le seuil de leur maison. En 1917, il quitte la demeure familiale et part comme boursier pour étudier au conservatoire de Boston. C’est ici qu’il va faire la rencontre de David White (Josh O’Connor), un brillant et séduisant étudiant en composition. Leur lien naissant est brutalement interrompu quand David est mobilisé sur le front à la fin de la Première Guerre mondiale. Trois ans plus tard, en 1920, le temps d’un hiver, Lionel et David sillonnent les forêts et les îles du Maine pour collecter et préserver les chants folkloriques sur le point d’être oubliés. Cette parenthèse enchantée marquera à jamais Lionel. Au cours des décennies suivantes, Lionel va connaître la gloire, la reconnaissance, la réussite, et d’autres histoires d’amour au fil de ses voyages à travers l’Europe. Cependant, ses souvenirs avec David continuent de le hanter jusqu’au jour où une trace de leur œuvre commune ressurgit de manière fortuite et lui révèle combien cette relation a résonné plus fort que toutes les autres.
Cette bromance qui devient rapidement une histoire d’amour passionnelle et torride rappelle, à de nombreux égards, Le Secret de Brokeback Mountain (2005) d’Ang Lee, même si la trame se situe cinquante plus tard pour le second. Comme dans les films de Terence Davies, les chansons folkloriques a cappella, soudaines et abondantes, charment l’auditoire contemporain par leur côté désuet, offrant une expérience musicale puissante et unique. Tout en nuances et en subtilité, Chris Cooper, qui incarne Lionel âgé, livre l’une de ses meilleures prestations en quelque dix minutes de présence à l’écran. Paul Mescal est tout aussi remarquable que Josh O’Connor et les deux jeunes acteurs principaux suffisent à voir The History of Sound.
Dans l’atmosphère générale d’austérité sombre et désolée de l’époque, la lumière semble venir de la musique. Hermanus s’oriente vers une histoire d’envergure, dont les chants populaires et la musique folklorique deviennent protagonistes au détriment de l’histoire d’amour qui s’évanouit progressivement, ce que l’on peut un brin regretter. Cependant, au Grand Théâtre Lumière, le charme délicat du film a opéré tant sur la critique que sur le public de festivaliers, déclenchant des applaudissements nourris à l’issue de la première projection.
© Kasper Tuxen
Déjà connu des festivaliers et de la Croisette après plusieurs passages remarqués au festival, avant de connaître un succès critique en 2021 avec le Prix d’interprétation féminine pour Renate Reinsve pour son précédent long métrage, Julie (en 12 chapitres), le réalisateur norvégien frappe à nouveau fort avec un drame très intense qui parle de création et de relations père-filles.
Avec Valeur sentimentale (Affeksjonsverdi), Joachim Trier sonde les profondeurs de la cellule familiale, individuelle et collective, par le truchement de l’histoire d’un cinéaste qui cherche à reprendre contact, avec difficulté mais sincérité, avec ses deux filles et avec septième l’art.
Agnès (Inga Ibsdotter Lilleaas) et Nora (Renate Reinsve) voient leur père, Gustav Borg (Stellan Skarsgård), débarquer après de longues années d’absence. Réalisateur de renom, il propose à Nora, comédienne de théâtre, de jouer dans son prochain film, mais celle-ci refuse avec défiance. Il propose alors le rôle à une jeune star hollywoodienne, Rachel Kemp (Elle Fanning), ravivant des souvenirs de famille douloureux. Suivant ce père manquant et ce cinéaste un peu oublié qui tente maladroitement de se rapprocher de ses filles en transformant l’ancienne maison familiale en décor et plateau de tournage, Joachim Trier décortique le deuil qui devient ici stimulus de création. Le deuil n’est pas seulement une affliction que les sœurs partagent à la suite du décès de leur mère, mais aussi une énergie que leur maison familiale a conservée et qui semble suinter des parois au point d’influencer les conduites de chaque personnage.
Valeur sentimentale offre une fresque saisissante de la création artistique et de la famille à travers une succession de scènes et de paysages qui dessinent une carte subtile de l’intériorité, tantôt torturée, tantôt splendide, dans un décor toujours géométrique et simplifié à l’extrême. Cette intériorité met en relief tant les protagonistes que leur contexte.
Joachim Trier semble rendre un hommage plutôt explicite à Bergman, signant sans aucun doute son meilleur film et s’affirme comme un réalisateur de plus en plus convaincu des thèmes à aborder et, surtout, de la manière de le faire.
En fin de festival, Valeur sentimentale vient chambouler les pronostics sur les favoris pour la Palme.
Firouz E. Pillet, Cannes
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