Cannes 2025 – Prix de la mise en scène à Un Certain Regard pour Once Upon a Time in Gaza des frères Arab et Tarzan Nasser
Gaza, 2007. Le Hamas prend le contrôle de la bande de Gaza, instaurant une autorité distincte de celle de l’Autorité palestinienne, établie en Cisjordanie occupée. Les frères jumeaux palestiniens Tarzan et Arab Nasser nous entraînent dans un récit à la plasticité temporelle et de genre volontairement déstructurée, qui résonne en creux avec l’actualité tragique. Car en définitive, Israël mène une guerre continue contre le peuple palestinien, tantôt larvée, tantôt ouverte, comme en 1948 avec la Nakba, ou depuis octobre 2023 avec les massacres, les crimes de guerre dans la bande de Gaza, et l’intensification de la colonisation politique et militaire en Cisjordanie occupée. Dans ce contexte d’oppression croisée – le Hamas participant également à cette situation – et d’enfermement territorial, les frères Nasser choisissent de nous raconter une histoire de survie et d’amitié, aux confins du réalisme social et de la satire.
© Les Films du Tambour – Red Balloon Film – Ukbar Filmes – Made in Palestine Project
L’histoire suit Yahya (Nader Abd Alhay), un jeune étudiant rêveur, qui se lie d’amitié avec Osama (Majd Eid), un vendeur de falafels au passé de dur à cuire, impliqué dans un trafic clandestin de médicaments antidouleur. Ensemble, ils organisent un commerce de drogue dissimulé dans leur échoppe. Leur alliance vacille lorsqu’un policier corrompu, Abou Sami (Ramzi Maqdisi), fait pression sur Osama pour qu’il devienne son informateur. À la suite d’un événement tragique, Yahya, profondément traumatisé, est recruté deux ans plus tard pour incarner un « martyr » dans un film produit par le ministère de la Culture du Hamas, désireux de réaliser le « premier film d’action de Gaza ». Le récit glisse alors vers une satire méta-cinématographique, articulée autour d’une double mise en abyme : un film dans le film, traversé par les échos du réel et les tensions de l’actualité.
L’histoire se déploie en deux actes, marqués par une rupture narrative nette, qui prend tout son sens dans la boucle satirique formée à la fin du film. Les frères Nasser n’épargnent personne : s’ils dénoncent l’occupation et la guerre unilatérale et continue, ils questionnent tout autant une société prise dans un entrelacs de corruption, d’allégeance et de résistance. À travers le destin de Yahya et les dynamiques internes à Gaza, c’est toute une jeunesse privée d’avenir qui se dessine. En définitive, pour les simples citoyen·nes, il est avant tout question de survie, de dignité et d’un avenir à rêver – entravé d’un côté par un régime d’apartheid, de l’autre par un pouvoir autoritaire.
Yahya, jeune homme sensible et taciturne, rêve de quitter Gaza, d’assister au mariage de sa sœur et de revoir sa mère, toutes deux vivant en Cisjordanie occupée. Mais ses demandes de sortie sont systématiquement refusées par les autorités israéliennes, sans qu’aucun motif ne lui soit jamais communiqué. Pris entre le marteau et l’enclume, il ne trouve pas davantage sa place dans un territoire dirigé par le Hamas. Jusqu’au jour où on lui propose d’incarner un héros à l’écran. Ce rôle, signe la fin de ses espoirs de départ. C’est aussi la période où s’achève la construction du mur de séparation, enfermant la population dans une enclave de 365 km². Pourtant, dans cet enfermement physique et symbolique, Yahya découvre la possibilité d’un rôle à jouer – fragile point d’ancrage dans une vie vidée de perspectives.
Mêlant les genres, Once Upon A Time in Gaza oscille entre film noir – soutenu par une musique jazzy aux accents flamenco –, comédie noire et récit de revanche, où l’absurde de certaines situations rivalise avec la cruauté du réel. La bande originale, signée Amine Bouhafa, passe avec virtuosité de rythmes de fanfare de procession aux dissonances ironiques, contribuant à l’étrangeté du ton. Avec subtilité, les réalisateurs choisissent de ne pas insister frontalement sur les ignominies de l’occupation : les exactions israéliennes apparaissent par touches indirectes, dans un même geste de métafiction. Elles surgissent à travers les bulletins d’information diffusés en fond sonore dans la banalité du quotidien. Il en va de même pour les événements qui se déroulent dans le récit où les nouvelles qui ont trait à leur histoire sont lues par les personnages dans des coupures de journaux dans lesquelles sont emballés les falafels.
Cette hybridation cinématographique renforce non seulement l’impact du film dans le contexte qu’il dépeint, mais aussi dans celui dans lequel il est aujourd’hui reçu. En superposant les images proposées par les frères Nasser à celles qui circulent en continu sur les réseaux sociaux – alors que les médias dominants détournent encore trop souvent le regard –, on en vient à se demander si cet « Absurdistan » dans lequel les Palestinien·nes vivent depuis 1948 n’est pas, paradoxalement, un terreau de résilience. Une résilience unique, extraordinaire, forgée par la brutalité de l’histoire et l’endurance d’un peuple martyrisé, mais qui n’abdique jamais.
L’absurde imprègne chaque strate du récit, conférant malgré elle une teinte burlesque à la tragédie. Les frères Nasser en font un moteur narratif récurrent : parmi les scènes les plus marquantes, celle où, lors d’un tournage, un acteur refusant de faire tomber un drapeau palestinien au sol déclenche une altercation avec un père, comme si son enfant figurant venait d’être agressé par un « véritable Israélien ». Le paroxysme de cette dynamique absurde est atteint dans la séquence finale, qui rejoint l’ouverture du film et en brouille définitivement les frontières temporelles et fictionnelles, jusqu’à confondre passé et présent, cinéma et réalité.
« Ce que vous faites, c’est aussi de la résistance. Les méthodes diffèrent, mais le but est le même : résister. » Cette réplique prononcée dans le film résonne aujourd’hui avec une justesse poignante. Tandis que les forces politiques et militaires israéliennes s’emploient, à tout prix – et le terme n’a rien de figuré –, à faire taire les voix palestiniennes et à invisibiliser les crimes commis contre ce peuple, les artistes palestinien·nes continuent de lutter à travers leurs images, leurs récits, leur cinéma. Cette volonté de musellement passe notamment par le ciblage systématique des journalistes et photojournalistes palestinien·nes, comme en témoigne chaque jour le terrain, et de façon emblématique l’assassinat par missile israélien de Fatma Hassona et de sa famille, survenu le 16 avril 2025, au lendemain de l’annonce de la sélection à Cannes du film Put Your Soul On Your Hand And Walk de Sepideh Farsi, qui lui est consacré. Dans ce contexte, faire entendre sa propre version de l’histoire par des moyens artistiques constitue un acte de résistance majeur face à l’effacement planifié. Créer, filmer, raconter, dans un contexte de répression extrême, est en soi un acte politique.
Lors de la remise du prix, les réalisateurs ont dédié leur victoire à la Palestine en ces termes :
« Ce prix, nous le dédions à toutes les Palestiniennes et à tous les Palestiniens, mais plus particulièrement aux Gazaoui∙es, qui continuent à vivre, à résister et à rêver, malgré tout. À chaque Palestinien∙ne : votre nom compte, votre voix compte – et bientôt, la Palestine sera libre ! »
De Arab et Tarzan Nasser ; avec Nader Abd Alhay, Majd Eid, Ramzi Maqdisi, Issaq Elias ; France, Palestine, Allemagne, Portugal ; 2025 ; 90 minutes.
Malik Berkati
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