Dans The Shameless, Anasuya Sengupta porte le film sur ses épaules, offrant une performance exceptionnelle. Rencontre
Présente à Genève et à Lausanne à l’occasion des projections en avant-première de The Shameless, l’actrice indienne nous a parlé de son interprétation de Renuka à l’écran, de son activisme queer et des raisons pour lesquelles elle ne fait pas trop de plans sur la comète, laissant les projets venir à elle.
Image courtoisie First Hand Films
L’actrice a marqué l’histoire en devenant la première Indienne à remporter le prix d’interprétation féminine dans la catégorie Un Certain Regard à Cannes en mai 2024 pour son rôle dans The Shameless, réalisé par Konstantin Bojanov. Elle profite d’accompagner la promotion du film pour parler de son pays, en particulier la condition des femmes, et plus particulièrement des femmes contraintes à la prostitution dans le cadre du Devadâsî, une pratique censée être abolie mais toujours en vigueur.
Quel a été votre parcours avant ce premier rôle dans un film de fiction ?
Je suis née à Calcutta dans une famille bengalie libérale et standard à Calcutta, avec une bonne dose de pièces de théâtre à l’école, de livres, de musique, de cours de dessin et de concours d’élocution. Durant mes études, j’ai rejoint des troupes de théâtre en ville. Nous avons créé une communauté d’artistes tout en restant amis, c’était une période magique. J’ai obtenu ma licence de littérature à l’université de Jadavpur. J’étais alors déterminée à devenir écrivaine ou à me lancer comme journaliste. Puis j’ai décroché mon premier emploi dans un magazine, avant de me retrouver propulsée tête baissée dans le monde du cinéma. Un film indo-australien était en tournage à Calcutta et un ami m’a demandé si je voulais travailler comme assistante réalisatrice. Je ne savais même pas ce que c’était ! Mon ami m’a dit que cela impliquait d’assister le réalisateur, mais que si j’étais douée, cette fonction pourrait amener plus d’opportunités. Le lendemain, je suis allée voir mon patron et lui ai annoncé que je voulais travailler dans le cinéma, que je quittais mon travail auprès de lui le temps du film et que je pourrais revenir une fois le film terminé, mais il a dû me licencier. Je dois avouer que je rêvais depuis longtemps de devenir actrice. Aujourd’hui, je vis avec mon mari et notre chat dans la villa portugaise centenaire de Siolim.
Vous avez quitté Calcutta pour Mumbai…
Oui, j’avais vingt-et-un ans et j’étais convaincue que mon travail me suffirait pour déménager à Mumbai. Mon frère aîné y travaillait déjà dans la publicité. Je voulais devenir actrice, mais, même à cette époque, j’avais d’autres choses à apprendre. J’enchaînais les auditions et répétitions, puis j’ai réalisé que ce n’était pas suffisant pour survivre dans cette ville. Je me suis souvenue que j’étais aussi directrice artistique ! J’ai rapidement choisi un film et j’ai travaillé comme directrice artistique pendant quelques années. Je n’avais pas beaucoup de stratégie, ce qui, avec le recul, m’a aidée à être ouverte et flexible quant au travail que j’entreprenais, selon le proverbe « prendre les choses comme elles viennent ». À la même époque, j’ai été choisie pour jouer dans Madly Bangalee (2009) d’Anjan Dutt qui avait contacté la troupe de théâtre avec laquelle je travaillais. Six d’entre nous ont été retenus. Tout se passait plutôt bien, mais je voulais quitter Calcutta, même si j’adorais cette ville, pour élargir mes horizons. Cela m’a permis d’intégrer le département artistique de Midnight’s Children (2012) de Deepa Mehta, avec un tournage de six mois au Sri Lanka. Sans même m’en rendre compte, je dirigeais une équipe de production artistique à vingt-six ans. À cette période, j’ai mis le métier d’actrice de côté. Quelque chose me disait de laisser les choses se faire quand elles se produiront. Je ne savais pas que ce moment n’arriverait que quinze ans plus tard avec le film de Konstantin.
Comment avez-vous vécu ces années à Mumbai ?
Cette ville était censée être une ville fantastique pour une créatrice mais elle était aussi parfois étouffante. J’essayais de trouver d’autres moyens de m’exprimer. Je voulais en dire un peu plus, ressentir davantage. J’ai songé à quitter la ville. Quand on ne travaille pas dans le cinéma, on quitte Mumbai. J’étais très nerveuse et effrayée. Mais avec le soutien de ma famille et le soutien d’un cercle d’amis proches, je suis partie. J’ai déménagé à Goa en 2020, sans aucun projet en vue. C’est alors que Konstantin Bojanov m’a contactée par le biais d’amis sur les réseaux sociaux. Il m’a fait passer le casting et était tout de suite convaincu que j’étais la personne pour incarner Nadira/Renuka. J’ai essayé de convaincre Konstantin que c’était une mauvaise idée. Je n’avais même pas de photos. Malgré tous mes efforts pour m’autosaboter, il m’a voulue pour le rôle. J’ai lu le scénario de The Shameless d’une traite, de A à Z. Puis j’ai rencontré Konstantin et j’ai tout de suite su que je devais le faire. Je me sentais prête.
Le personnage de Renuka est émotionnellement éprouvant à regarder. Qu’en est-il de l’incarner ?
Le personnage de Renuka est encore plus éprouvant à incarner. Dire qu’il s’agit d’une travailleuse du sexe en fuite est la description la plus réductrice qu’on puisse donner de Renuka. C’était difficile, bien sûr, de jouer ce personnage mais mon amour pour ce rôle m’a portée. Dès le début, j’ai su la percer à jour. J’ai vu sa tendresse, sa douleur, et je l’ai vue telle qu’elle était vraiment. C’est une icône féministe queer improbable, et comme vous, j’étais tellement épuisée émotionnellement en connaissant son histoire que j’ai ressenti le besoin de prendre la relève. J’étais protectrice envers Renuka, je voulais la défendre et je la soutenais de tout mon cœur. C’est presque comme si j’avais aimé faire plus pour elle. Je ressens un honneur d’avoir eu l’opportunité de donner à ce personnage comme celui-ci ma meilleure performance à ce jour. Je m’étais préparée pour ce rôle depuis la lecture du scénario.
Comment Konstantin Bojanov vous a-t-il fait travailler pour vous sélectionner ?
Konstantin nous a d’abord fait passer des auditions séparément, puis il m’a fait rencontrer deux actrices. J’ai senti qu’avec l’une d’elles, c’était comme une évidence de jouer cette histoire. C’était Omara Shetty qui interprète Devika, la jeune femme adolescente et réservée qui vit dans un bordel et dont elle tombe amoureuse. Plus tard, Omara m’a dit qu’elle avait ressenti la même chose. Omara et moi venions de milieux différents et avions des formations différentes, mais, très rapidement, nous avons ressenti une réelle complicité qui se ressent à l’écran.
Quelle scène vous Konstantin avait-il alors demandé de jouer ?
C’était l’une des plus fortes du film, celle où mon personnage découvre que Devika s’efforce de faire disparaître sa poitrine sous des bandages qu’elle sert très fort. Son personnage est destiné à entrer dans le commerce familial du Devadâsî, donc elle est contrainte de devenir prostituée. Nous nous étions à peine rencontrées et nous avons tout de suite dû sauter dans quelque chose de très intense. Mais après quelques prises, le réalisateur nous a rassurées en nous disant que nous nous en étions très bien sorties.
Votre complicité a perduré au-delà du tournage ?
Tout à fait ! On a beau avoir des histoires et des vécus différents, nous sommes deux femmes qui partagent une passion commune, celle du cinéma. Ce film nous tenait beaucoup à cœur, donc cela nous a forcément rapprochées. Pour établir un lien fort entre nous, nous nous sommes beaucoup vues ensuite, pendant et en dehors des prises. En même temps, on se laissait suffisamment d’espace pour être nous-mêmes. Je pense que c’est la meilleure façon d’apprendre à connaître quelqu’un : se laisser être un individu à part entière avant de se retrouver pour partager des moments ensemble.
Image courtoie First Hand Films
Vous militez pour la visibilité et le respect non seulement des communautés queer mais aussi pour les femmes issues des milieux les plus défavorisés : ce rôle correspond à vos chevaux de bataille ?
Vous avez raison : Renuka est non seulement un personnage queer, mais aussi un personnage issu d’une couche sociale souvent négligée par le militantisme queer en Inde. Officiellement, le système des castes n’existe plus en Inde tout comme la pratique du Sati – l’immolation de la veuve sur un bûcher funéraire de son défunt mari – ou le Devadâsî, une pratique qui se traduit littéralement par « servante de la divinité » et qui condamne des femmes, dès l’enfance, à devenir des « épouses de la divinité » et donc à la servir par le biais de la prostitution. Mais, dans la réalité, ces pratiques sont encore vivaces selon les régions du pays. Nous n’avons jamais voulu enfermer Renuka dans une catégorie. Pour nous, c’est l’histoire d’une personne victime de circonstances extrêmement injustes et brutales. Plus important encore à mes yeux : c’est une histoire d’amour. Je suis une femme hétérosexuelle mariée à un homme, mais cela ne m’empêche pas de pleurer les difficultés d’une personne queer. J’ai abordé le personnage avec le moins d’étiquettes possible, je suis parfaitement consciente de la représentation que ce personnage offre. Nous ne voulions pas sur-catégoriser Renuka. Je ne dis pas que je ne comprends pas l’importance de la catégorisation. Je comprends pourquoi la plupart des communautés marginalisées ont besoin de se démarquer, de se diviser pour mieux se renforcer. J’aimerais juste que ce ne soit pas le cas.
Quelle est la situation des personnes queers en Inde actuellement ?
Ces dernières années, leur situation s’améliore et il y a de nombreuses associations qui les défendent. Les personnes queers peuvent se réunir et être ainsi mieux défendues. Mais il reste encore beaucoup à faire !
Et qu’en est-il de la situation des femmes en Inde ? Le patriarcat reste tout-puissant ?
Le patriarcat nous fait croire que nous devrions avoir honte de qui nous sommes en tant que femmes. En tant que femme, même en 2024, le sentiment de honte nous est trop familier. On nous fait croire que tout est sujet à nous embarrasser et à nous faire sentir coupables. Pourtant, c’est bien lorsque l’on s’affranchit de la honte que l’on peut espérer accéder à une certaine liberté, que ce soit pour les femmes comme pour les personnes queers. Il faut embrasser les personnes que nous sommes avec toutes nos particularités. Qu’est-ce qui pourrait nous arrêter si on arrive à faire ça ? C’est bien lorsque l’on s’affranchit de la honte que l’on peut espérer accéder à une certaine liberté. C’est le message du film de Konstantin : que ce soit Renuka ou Devika, toutes deux aspirent à s’affranchir de leur condition et disent la liberté.
Quand vous avez remporté le prix d’interprétation féminine au 77e Festival de Cannes, vous aviez les larmes aux yeux en montant sur scène ; vous avez commencé votre interlocution avec les combats qui vous animent…
Oui, j’ai souligné qu’on n’a pas besoin d’être queer pour lutter pour l’égalité. On n’a pas besoin d’être colonisé pour savoir que la colonisation est pathétique. Il suffit d’être des êtres humains honnêtes. Je n’ai jamais osé imaginer une telle victoire, mais c’était l’occasion de rappeler les choses qui m’importent dans les relations humaines et dans la société.
Quant au prix d’interprétation féminine que j’ai remporté, cela a été un immense bonheur. Mais, pour moi, c’était plus que suffisant d’être sélectionnée et d’aller à Cannes. Comme The Shameless a été projeté en début de festival, j’avais initialement prévu de rester seulement pour la projection et de prendre l’avion pour rentrer. Quand j’ai planifié le voyage, je ne sais pas ce qui m’a décidée à rester jusqu’au bout. Ce n’était pas parce que j’espérais gagner un prix, mais je dois avouer que je n’avais jamais assisté à un grand festival de cinéma auparavant. Combien de chef.fes décorateurs ont la chance d’aller à de tels festivals ?
Puisque vous avez choisi de rester à Cannes, comment avez-vous vécu cette expérience avant de recevoir ce prix ?
C’était grandiose ! Je me souviens que l’accueil réservé au film a été formidable. Je n’arrêtais pas de murmurer à Konstantin : « Je trouve qu’on a fait un bon film. Tout le monde semble l’adorer. » Les gens ont commencé à m’aborder dans la rue, à me complimenter sur ma performance. Malgré toute cette satisfaction personnelle, le sentiment était plus profond et plus grand. Cette victoire me dépassait, elle représentait bien plus que cela. C’était la victoire d’un mélange d’identités, et surtout, c’était une victoire pour le cinéma indépendant indien. Peu après la fin du festival, le film de Payal Kapadia est arrivé et a gagné. Son film All We Imagine As Light était un chef-d’œuvre absolu. Cela a accru ma joie. Tous les regards étaient tournés vers ce groupe de cinéastes indiens. Habituellement, quand on songe au septième art en Inde, on songe à la production Bollywood. En 2024, à Cannes, c’est le cinéma indépendant indien qui était mis en lumière. Il y avait aussi le film de Sandhya Suri, Santosh. Tout le monde nous trouvait cool !
Quelles ont été les réactions lors des projections de The Shameless en Inde et quels sont vos projets ?
Les projections du film ont eu lieu dans des festivals de cinéma, donc avec un public averti et ouvert d’esprit. La tournée mondiale contribue à faire une publicité positive au film. Quant à mes projets, je suis déjà occupée avec autre chose. Depuis que j’ai incarné Rrenuka, je reçois de nombreuses propositions mais je prends mon temps et je me fie à mon instinct, comme d’habitude. Cela ne changera probablement jamais. Mais maintenant que j’ai pu concrétiser mon rêve en devenant actrice, je souhaite poursuivre dans cette voie ! Ma vie a changé entre scénarios et projets de films, interviews, tournages et événements que j’enchaîne. Cependant, je cultive beaucoup d’activités à côté.
Lire ici l’entretien avec Konstantin Bojanov
Firouz E. Pillet
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