Des Hommes, de Lucas Belvaux, ou l’inénarrable et l’indicible de la Guerre d’Algérie relaté par le truchement du vécu des appelés
Ces hommes ont été appelés en Algérie lors des « événements » en 1960. Deux ans plus tard, Bernard, Rabut (Jean-Pierre Darroussin), Février et d’autres sont rentrés en France. Ils se sont tus, ils ont vécu leurs vies. Mais, parfois, il suffit de presque rien, d’une journée d’anniversaire, d’un cadeau qui tient dans la poche, pour que, quarante ans après, le passé fasse irruption dans la vie de ceux qui ont cru pouvoir le nier. Lors du soixantième anniversaire de sa sœur Solange (Catherine Frot), Bernard, surnommé Feu-de-Bois (Gérard Depardieu), un ancien combattant de la guerre d’Algérie, a une altercation raciste avec un des invités qui fait resurgir son passé traumatique.
Des hommes est adapté du roman éponyme de Laurent Mauvignier paru en 2009 aux Editions de Minuit. Lorsqu’il l’a lu, le réalisateur belge Lucas Belvaux l’a trouvé « magnifique, étourdissant, émouvant et fort ». Le réalisateur commente :
« C’est l’adaptation d’un roman que j’ai trouvé formidable et qui m’a touché. Il y a bien sûr le style, une écriture syncopée, haletante qui fait naître la tragédie de l’insignifiant, de l’ordinaire, du silence. Laurent Mauvignier est un grand auteur mais on n’adapte pas un style. On peut en revanche adapter un procédé. Ici, ce sont les flash-backs, les soliloques, le récit non chronologique au fil de la pensée. Mais au-delà de ça, ce sont les thèmes développés qui m’ont accroché parce qu’ils rejoignent les questions qui me tarabustent depuis des années : la confrontation des destins individuels avec la grande Histoire, les souvenirs, la culpabilité, les blessures secrètes et les marques indélébiles que la guerre laisse dans les consciences. »
Les cinéphiles vont certainement s’interroger : encore un énième film sur la Guerre d’Algérie ? Ou plutôt, sur ceux qui l’ont faite pour servir leur patrie, appelés contre leur gré. La guerre d’Algérie est une thématique qui a été explorée dans de nombreux films. Parmi les plus récents, mentionnons Qu’un sang impur … d’Abdel Raouf (scénariste d’Un prophète), Hors-la-loi de Florent Emilio Siri ou L’Ennemi intime de Rachid Bouchareb. Présent aux côtés de Jean-Pierre Darroussin durant le Festival du Film français de Bienne, le cinéaste souligne les thématiques du livre qu’il a mises en scène dans son film :
« C’est un film sur la mémoire, sur les blessures, sur les cicatrices, sur les traces de guerre. On n’est pas obligé d’avoir une histoire personnelle avec chaque sujet que l’on traite. Le « Des » du titre, c’est comme de dire « De l’humanité »; cela parle de la masculinité, du fait d’être un homme à cette époque-là. Cela s’inscrit dans l’histoire masculine dont les femmes étaient un peu exclues. Mon film parle des hommes à la guerre de cent malédiction masculine qui dure depuis les Grecs et depuis Homère dans l’Iliade. »
Comme le film de Lucas Belvaux le suggère, en filigrane, être un homme signifiait partir à la guerre, combattre, tuer ou se faire tuer. Endosser un uniforme et porter une arme, un fusil, était l’apanage des hommes. Mais certains refusent d’exécuter les ordres et revendiquent leur statut de pacifiste, comme le personnage de Février (Félix Kysyl) dans le film de Lucas Belvaux : refusant de se battre à la demande de Feu-de-bois (Gérard Depardieu), il se laisse cogner sans broncher, devant les cris des autres soldats qui s’animent à la vue de ce spectacle. On songe alors au sort réservé aux appelés qui refusaient de servir comme Guy Bedos, emprisonné pour ses convictions politiques.
La Guerre d’Algérie, qui a été considérée comme guerre que très récemment, est une guerre inclassable, inqualifiable, qui ne ressemble en rien à celles qu’ont connues les pères et les grands-pères des jeunes appelés dans ce qui était l’Algérie française. Cette longtemps sans nom s’est avérée être une guerre larvée où l’horreur, les tortures et la violence ont atteint un sommet dans l’ingéniosité des des généraux : on songe aux enfumades pratiquées à travers toute la Kabylie par Bugeaud et Cavaignac, à la Villa Susini, à la Villa des Tourelles, parmi tant d’autres tristes lieux de tortures.
Le film de Lucas Belvaux, à l’instar du livre dont il s’inspire, rend hommage à ces jeunes appelés, devenus vieux, mais qui vivent, ou plutôt survivent, avec les fantômes de ce passé innommable, qui ne parviennent pas parler des horreurs qu’ils ont vues et parfois pratiquées. À travers le personnage de Feu-de-Bois (Gérard Depardieu, grandiose !) les spectatrices et spectateurs perçoivent les failles incommutables et les entailles à vif dans la mémoire de ces soldats qui ont servi leur patrie, une patrie qui a tardé à les reconnaître en tant que sacrifiés de la Guerre d’indépendance algérienne.
Aux côtés de Feu-de-Bois, Raburt, un autre appelé des « événements », réagit de manière diamétralement opposée à son comparse, taisant ses souffrances, les enfouissant dans une apparence paisible, essayant tant bien que mal d’occulter ces visions imprimées au fond de leurs pupilles et dans leur mémoire bien malgré eux. À travers les coups de gueule et les coups d’éclat de Feu-de-Bois et le calme taciturne de Rabut, les spectateurs comprennent combien ces jeunes appelés de l’époque auraient voulu une jeunesse insouciante et que, malgré les ans qui passent, ils ne parviennent à effacer auraient ni à changer ce chapitre de l’histoire de leur vie, tentant en vain de retrouver l’insouciance de leurs vingt ans … Mais rien, aucun retour en arrière n’est possible et il faut continuer porter le poids de cette mémoire honteuse et coupable qui dérange les compatriotes restés en France.
Lucas Belvaux a mis l’accent sur la situation des appelés d’Algérie, considérés comme bourreaux d’un côté de la Méditerranée et comme planqués de l’autre puisque officiellement, il ne s’agissait pas d’une guerre mais d’ « événements », insistant sur la non-reconnaissance de leur statut par l’État français :
« Les appelés d’Algérie ne s’en sont jamais remis. la résilience est un concept assez récent. La création des cellules psychologiques pour les victimes est récente et on parle encore moins de cela pour les soldats qui reviennent du front. J’ai discuté avec un militaire des forces spéciales françaises qui étaient casques bleus pendant la guerre en Yougoslavie où ils ont vécu aussi des horreurs. Quand on les ramenait en fin de mission, on les déposait à cinq heures du matin sur un quai de gare et on leur disait de rentrer chez eux. Ils devaient faire avec comme les appelés d’Algérie avec les horreurs qu’ils avaient vues, avec les choses qu’ils n’avaient pas pu empêcher parce qu’ils n’avaient pas eu les ordres pour le faire. Ils vivent avec des culpabilités terribles, des souffrances terribles. »
A l’instar du Voyage au bout de la nuit de Céline, on ressent chez Laurent Mauvignier, et donc chez Lucas Belvaux, la difficulté, voire l’incapacité de l’entourage à entendre, et même à écouter l’inaudible. Le sentiment que l’on éprouve après ce film fort et poignant, si particulier à la Guerre d’Algérie, dont le nom a longtemps été tu, l’empathie pour ces jeunes hommes sacrifiés sur l’autel de l’empire colonial. A l’issue de la projection de ce film qui interroge, une question taraude les spectateurs : pourquoi la France met toujours tellement de temps à affronter son passé et encore plus à l’assumer ?
« Il y a l’Histoire avec un grand « h » et puis il y a l’histoire des gens qui l’ont faite. ces histoires sont parallèles, elles n’avancent pas nécessairement au même rythme. Ceux qui font l’histoire n’ont pas une vision globale de l’histoire qu’ils sont en train d’écrire. En plus, l’histoire se réécrit souvent après. J’avais donc envie de parler des deux choses. C’était une manière de raconter la grande Histoire tout en parlant de la mémoire commune; il y a un récit commun de la Guerre d’Algérie issu de la mémoire collective. Cette mémoire collective passe aussi par ces images-là. Pour ceux qui en sont revenus, cette guerre ne s’est jamais terminée parce qu’on ne l’a jamais nommée, jamais considérée comme telle. Comme s’ils ne s’étaient jamais battus.»
La distribution est particulièrement judicieuse et, dans le rôle de Feu-de-Bois (Gérard Depardieu), un personnage mutique et explosif, un rôle qui sied à ravir à l’acteur dont le choix était une évidence pour Lucas Belvaux. Le cinéaste précise au sujet de ce personnage :
« C’est un personnage double. On le voit à deux époques de sa vie, distantes de plus de quarante ans. Quand il arrive en Algérie, il a vingt ans et il s’appelle Bernard. Il va y découvrir à la fois la beauté du monde et de l’amour mais aussi l’horreur dont l’humanité est capable. Il ne s’en remettra jamais. L’histoire de l’Algérie passionne Gérard, il la connaît très bien. Il est trop jeune pour avoir fait la guerre mais, enfant, adolescent, il a connu des appelés, il les a vus revenir, cassés. En plus, c’est un provincial. On peut imaginer qu’il a connu Feu-de-Bois. Il n’a pas eu à l’inventer. Il pouvait faire appel à ses souvenirs et à son talent ! »
En effet, Gérard Depardieu incarne ce personnage empli de paradoxes, qui voue une haine à l’humanité toute entière mais un amour inconditionnel pour sa petite sœur, Solange (Catherine Frot). Durant tout le film, Solange relit des lettres que son frère lui a écrites depuis l’Algérie. Parfois, c’est la voix off de Gérard Depardieu qui en relit des passages alors que certaines scènes du maquis algérien ou du campement défilent sur l’écran. Un extrait d’une lettre résume l’abyssale souffrance des appelés, extrait dit par Feu-de-bois :
« Je t’ai écrit tout cela, l’ennui des corvées, ceux qui buvaient jusqu’à ce qu’ils s’écroulent, les tours de garde, le soleil qui flamboie, la chaleur, la poussière, mais le reste, non, je ne l’écrirais jamais. Cela, on ne peut pas le raconter parce qu’il n’y a pas de mot pour raconter ça. Des hommes … Des hommes avaient fait ça.»
Tout au long du film, Lucas Belvaux analyse, voire autopsie les blessures de chacun, les fissures des jeunes appelés durant la Guerre d’Algérie, une guerre longtemps restée sans nom, avec les fissures qu’ils en ont rapportées, le sentiment d’être incompris à leur retour en France, un sentiment qui nourrit une rancœur de plus en plus forte au fil des années. Si Feu-de-Bois explose tel un volcan devant le silence convenu et l’hypocrisie des villageois qui le jugent sans rien connaître de son passé en Algérie, le personnage de son cousin, Rabut (interprété par Jean-Pierre Darroussin) est silencieux, presque mutique comme s’il ne trouvait plus les mots pour parler, surtout pour parler de ce qu’il a vécu de l’autre côté de la Méditerranée. Judicieusement, Lucas Belvaux a recouru à la voix off pour permettre à Rabut d’exprimer ses pensées, ses souvenirs, ses souffrances sur des images du passé comme du présent:
« Mes personnages n’ont vu que ce qu’ils ont vécu. C’est-à-dire des fragments, des instants. Ils ont fait ce qu’ils pensaient être leur devoir et se sont rendu compte, plus tard, qu’ils avaient été les rouages d’une mécanique terrifiante. Sans avoir nécessairement les mots pour en parler, sans être sûrs d’être entendus et compris. On dit souvent que les anciens d’Algérie n’ont pas raconté, je crois surtout que personne ne voulait les entendre. »
Ces blessures de guerre, si douloureuses et d’autant plus profondes que leurs compatriotes, restés tranquillement en France, ne les croient tout simplement pas. La structure en flash-back du film, établissant un va-et-vient temporel permanent, permet à tout un chacun de vivre ses émotions selon ses capacités mais il est certain qu’aucun spectateur ne sort indemne de ce film qui traite d’un sujet encore tabou, fort et éprouvant, rarement évoqué par le cinéma français, et incarné des acteurs remarquablement convaincants.
Des hommes a fait partie des dix films ayant obtenu Label Sélection Officielle Cannes 2020 à être présentés au Festival du Cinéma Américain de Deauville 2020 et au Festival du film français de Bienne.
Firouz E. Pillet
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