Killers of the Flower Moon – Fresque rouge sang des États-Unis d’Amérique
Le film s’ouvre sur une cérémonie amérindienne, au début du 20e siècle, sur le territoire de la tribu des Osages dans l’Oklahoma. La plaine verte à perte de vue, un frémissement venu de la terre, un jaillissement noir sous lequel de jeunes Osages dansent, prémonition du sort macabre qui attend cette tribu des Premières Nations.
Du jour au lendemain, le peuple Osage devient l’un des plus riches du monde, le pétrole trouvé sur leurs terres protégées par le statut de réserve – après plusieurs déplacements au cours de leur histoire, les Osages ont acheté eux-mêmes ces terres, ce qui leur a donné plus de droits que les autres communautés amérindiennes, dont celui de la conservation des droits miniers – leur apportant de mirobolants dividendes. Les Amérindien∙nes courent de facto deux dangers : être victimes de dépossession matérielle et, adoptant un style de vie bourgeois de Blanc, une dépossession spirituelle et culturelle qui se manifeste également dans le régime alimentaire, amenant une épidémie de diabète dans cette population.
Ce western-thriller épique est basé sur le bestseller non fictionnel de David Grann, La Note américaine (2018 ; Killers of the Flower Moon – The Osage Murders and the Birth of the FBI, 2017) qui relate un épisode sombre et ignoré de l’histoire des États-Unis qui a permis au FBI naissant d’étendre son pouvoir d’investigation sur le territoire étasunien. Avec son co-scénariste Eric Roth, Martin Scorsese déplace le point de vue du livre documentaire qui partait de l’enquêteur principal du FBI (Jesse Plemons) pour le déplacer au cœur de l’intrigue : Ernest Burkhart (Leonardo DiCaprio), un jeune vétéran de la guerre 14-18, venu rejoindre son frère (Scott Shepherd) et son oncle William Hale, qui aime se faire appeler King puisqu’il est considéré par les habitants de Fairfax comme « le roi des collines osages », est le personnage qui va nous conduire dans les méandres de cette histoire ignominieuse. Ernest est un jeune homme mal dégrossi, intéressé par l’argent facile et les femmes, craignant son oncle qui le manipule à sa guise, tout comme il manipule le reste du comté, y compris la tribu Osage qui le considère comme un ami et bienfaiteur. C’est que Bill Halle, incarné par un De Niro qui retrouve son jeu plus subtil dès qu’il sort du registre comique de films alimentaires, ne se salit pas au contact direct du commerce du pétrole. Comme il l’explique à son neveu, l’éleveur de bétail ne veut pas gérer les problèmes inhérents à cette conquête et préfère vivre tranquillement des besoins voisins de cette industrie.
Le cœur battant de Killers of the Flower Moon, qui rend ce film si intense et captivant, se situe dans la remarquable performance de Lily Gladstone (Certaines Femmes, 2016; First Cow, 2019 ; Quantum Cowboys, 2022), à la voix profonde, au jeu posé, au regard pénétrant, incarnant Mollie Kyle, une Osage « pur sang » qui va se marier avec Ernest Burkhart. Si l’amour est réciproque, le mariage fait lui partie d’un vaste plan des Blancs du comté pour s’approprier les biens des Osages en se mariant, si possible, à des femmes « pur sang » et, à travers elles et les enfants nés, s’approprier leurs dividendes sur le pétrole. Et si cela ne suffit pas à arriver à leurs fins, le recours au meurtre vient leur donner un coup de main. Ernest Burkhart parvient pendant quelque temps à osciller entre ses velléités d’appropriation et ses sentiments envers sa femme, dans une relation étrange et un peu perturbante pour le spectateur, la spectatrice, tant il semble que Mollie Kyle, dès le début, ne semble pas être dupe des intentions qui la sous-tendent, même si elle ne peut pas en soupçonner l’ampleur funeste.
Ces 3h26 qui soufflent le suspense des terribles épopées contient tous les éléments du grand cinéma, avec un scénario découpé au cordeau dans son montage, des acteurs et des actrices dirigés pour le bien commun du long-métrage et une aspiration à transcender le particularisme de l’histoire sanglante de la construction capitalistique des États-Unis pour raconter celle de toutes les colonisations, des confiscations des ressources et du pouvoir, qui entretiennent durablement les guerres et les affrontements comme on peut le constater, quotidiennement encore, sur tous les continents de cette belle planète désolée.
Ici, le politique s’accoquine avec les bandits les plus bas de front, l’État se rend complice, par son infantilisation des Amériendien·nes en leur imposant des tuteurs et par sa passivité face aux décès inexpliqués et récurrents, des agissements criminels. Le péché originel de la construction du pays par l’opération d’épuration ethnique, de dépossession de territoires et déplacements forcés dans des réserves, trouve son aboutissement dans cette « dilution du sang », cette discrimination raciste – qui amène dépression, alcoolisme, insécurité sanitaire – et les meurtres impunis. Scorcese met en évidence cette juxtaposition entre la brutalité la plus crasse des hommes de main et le machiavélisme le plus sophistiqué de ceux qui ont un dessein global, en faisant de son « roi des collines » celui qui instille littéralement le poison dans les corps des Amérindien·nes et le venin dans les esprits des Blancs. William Hale ne dit-il pas, lorsque l’étau se resserre sur lui et qu’il tente de se justifier : « Je les aime, mais le monde tourne, et ils disparaissent », actant ainsi que son temps et celui des siens est arrivé, celui des Premières Nations étant révolu.
De Martin Scorsese ; avec Leonardo DiCaprio, Robert De Niro, Lily Gladstone, Jesse Plemons, Tantoo Cardinal, John Lithgow, Brendan Fraser, Cara Jade Myers, Janae Collins, Jillian Dion, Scott Shepherd; États-Unis ; 2023 ; 206 minutes.
Sur le site du FBI, un résumé en anglais de l’affaire des meurtres des Osages : https://www.fbi.gov/history/famous-cases/osage-murders-case
Malik Berkati
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