Le film Reas et la pièce Los días afuera, deux œuvres de Lola Arias intrinsèquement liées, à voir en Suisse romande. Rencontre avec la cinéaste et metteuse en scène argentine
Entre 2022 et 2023, la réalisatrice et metteuse en scène argentine s’est immergée dans l’univers carcéral de Buenos Aires, au cœur de la prison d’Ezeiza, à la rencontre de femmes cis, gay et transgenres condamnées pour trafic de drogues. Elle en a réalisé un film, Reas, présenté à la Berlinale 2024 dans la section Forum puis au Festival de San Sebastián, dans la section Horizontes latinos.
Image courtoisie Vinca Film GmbH
Alors que Reas (Raisons) sort sur les écrans romands ce mercredi, le spectacle, Los días afuera (Les jours dehors) est à l’affiche de la Comédie de Genève du 27 février au 1er mars 2025, dans le cadre du Festival Antigel. Les deux œuvres ont été présentés au Festival d’Avignon 2024.
Il y a quelques années, un projet solidaire de la Fundação Calouste Gulbenkian, située à Lisbonne, visait à enseigner aux jeunes détenus l’art de la musique classique, leur offrant ainsi une nouvelle chance de réhabilitation à travers la culture. Le projet a refait surface à l’occasion des Journées Mondiales de la Jeunesse. C’est dans une optique similaire que la cinéaste et menteuse en scène argentine Lola Arias a animé des ateliers de danse et de chant au sein de la prison pour femmes Ezeiza, à Buenos Aires. Elle décide de faire un film de cette expérience et opte pour une comédie musicale où des femmes cisgenres, homosexuelles et transsexuelles réinterprètent leurs vies passées en prison pour révéler la famille de fortune qu’elles s’y sont créée grâce à l’amitié, l’art et l’amour. A travers ses deux œuvres, Lola Arias souligne la possibilité d’un avenir pour ces femmes une fois libérées, de retour dans la société.
Si l’idée de filmer en milieu carcéral suggère que le spectacle sera empli de violence, de terreur, de noirceur, Lola Arias nous livre tout le contraire : un spectacle comme un film emplis de lumière, de joie, de partage, de soutien et d’amour. Que ce soit au cinéma comme au théâtre, les deux créations de Lola Arias suscitent beaucoup d’empathie de la part du public qui voit d’un œil nouveau celles et ceux qui ne sont pas censé.es avoir de nouvelle opportunité, stigmatisé.es par les années d’emprisonnement.
Lola Arias est issue du théâtre et cette formation se ressent dans son film où le cadrage des personnages est très frontal, face au public, comme sur une scène de théâtre. Lola Arias assume cette façon de cadrer et précise qu’elle a étudié la dramaturgie à Buenos Aires et a écrit six œuvres de fiction entre 2001 et 2007 ; le côté documentaire prime dans son œuvre. Son choix créatif assumé est d’emmener les gens et de les placer dans des endroits où ils peuvent réinterpréter leur propre vie, sur scène comme au cinéma, avec la constante conviction que l’art peut prendre une autre direction.
Présente à Genève avec ses comédiennes, la cinéaste et metteure en scène nous a parlé de cette double actualité, dans les salles de cinéma comme sur les planches à la Comédie de Genève. Rencontre.
La pièce de théâtre Los dias afuera fait écho au film Reas. Pouvez-vous nous parler de la genèse de ces deux œuvres ?
En 2019, j’animais des ateliers de théâtre et de cinéma dans la prison d’Ezeiza. Le film et la pièce de théâtre et ces ateliers ont donné naissance aux deux parties d’un diptyque né en 2019 en milieu carcéral. L’idée de créer un projet artistique avec ces femmes sur leur expérience carcérale a commencé à germer mais la pandémie a mis notre travail entre parenthèses. Personne – pas même les familles – ne pouvait plus entrer dans l’établissement. Nous avons donc dû nous adaptées à ces conditions et tourné le film Reas dans une prison désaffectée avec quatorze anciennes détenues. Nous avons choisi la forme du documentaire musical pour qu’elles puissent montrer de l’intérieur leur quotidien à travers des numéros de chants et de danses très poétiques.
Reas suit quatorze personnes : comment les avez-vous choisies ?
Il n’y avait pas de choix d’actrices ni de casting traditionnel. Nous avons formé ce groupe au fil des années. J’aime l’idée que les gens ne comprennent pas si celles qui sont là sont des actrices ou non. Car le problème du cinéma qui met en scène cette réalité, c’est qu’il fait de la violence un spectacle, qu’il en fait le centre de l’histoire. Cela ne nous permet pas d’examiner plus en profondeur ce contexte.
Quand on parle d’un film tourné en milieu carcéral, on redoute de voir de la violence et de la terreur. Votre film propose tout le contraire : beaucoup de lumière, de joie, d’amour …
La dramatisation de la violence n’a aucun sens. On a trouvé une deuxième famille, composée de personnes trans, de femmes cis, de gardiennes de prison, de personnes non binaires, qui ont déjà commis des crimes, rien n’est plus noir et blanc. Les protagonistes qui sont dans ce film souhaitent reprendre le contrôle d’elles-mêmes et envisager la possibilité d’un avenir qui semblait impossible. On attend d’un film sur les prisons qu’il soit sordide, car c’est un lieu de violence avec beaucoup de fardeaux. Je ne voulais pas faire un film comme ça, qui serait stigmatisant. Je voulais la beauté, l’amour, l’innocence et la grâce, alors j’ai fait une comédie musicale qui reconstruisait la vie de ces gens.
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Le confinement lié à la pandémie a suspendu votre projet : comment avez-vos procédé pour maintenir votre troupe ?
En effet la pandémie de Covid-19 a perturbé le processus créatif empêchant la réalisation du projet selon les lignes imaginées initialement. J’ai souhaité beaucoup de danse et d’improvisation, la permission de jouer en toute liberté dans une réalité de personnes qui ont perdu leurs droits. Un scénario émergerait progressivement. Et puis, bien sûr, il y a eu l’envie d’un film. L’idée serait de travailler avec cielleux qui sont encore en prison. Finalement, du groupe de quatorze personnes de la prison, plusieurs avaient déjà été relâchées et il apparaissait trop tard pour qu’il soit possible de reconstituer ces moments, qui sont des heures, des jours, des mois et des années qui peuvent tous sembler pareils. Une prison pour femmes absorbe plusieurs identités non binaires. Cela m’a vraiment émue de réaliser que les outils pour survivre à ce contexte sont liés à la solidarité entre le groupe, créant des liens, presque comme une famille. Ce sont des liens qui vous sauvent, car si vous ne les avez pas en prison, vous mourez de solitude.
Vous mentionnez la danse et la musique : on peut souligner le rôle majeur de la musique dans votre film comme protagoniste à part entière ?
La musique est venue donner un cadre à ces histoires et ouvrir une brèche dans la réalité. Elle offre la possibilité, en plein milieu d’un dialogue tragique, de basculer dans un moment de fantaisie. C’est la force de la comédie musicale : un retournement plein d’énergie qui permet de dévoiler les faits tout en ménageant une marge d’interprétation créative à celles qui les ont vécus. Yoseli, Ignacio, Estefanía, Noelia, Carla et Paulita ne sont pas des expertes des conditions de détention en Argentine, ces personnes les ont éprouvées dans leur chair. La musique et la danse leur permettent de se les réapproprier et de les partager. La musique dit beaucoup sur les protagonistes et les situations comme, par exemple, cette chanson pop lorsque Yoseli rêve de visiter Paris ou cette cumbia pour raconter les rapports complexes entre les détenues et l’administration pénitentiaire.
À côté de certaines comédiennes qui jouent de la musique, il y a également la musicienne Inés Copertino. La plupart des protagonistes avaient déjà un rapport à la musique très fort avant que ne commence ce projet. Ignacio et Estafanía ont formé un groupe de rock ensemble qui s’appelle Sin control (Sans contrôle). L’art était déjà une façon de résister, de survivre en prison.
Quant à la danse, il y a la cumbia, danse traditionnelle des pays andins mais aussi beaucoup de séquences de voguing, un style de danse qui se développe dans les années 1970 dans des clubs fréquentés par les gays latino-américains et afro-américains, essentiellement à New York, et qui s’exporte à travers le monde dans les années 2010. Le voguing permet de donner une visibilité aux personnes invisibilisées par la société ? Vous avez raison de mentionner ce mouvement comme démarche de mise en lumière des personnes invisibilisées. Le voguing apparaît comme une danse d’empowerment, une démonstration de la beauté qui s’exprime en chacun de nous. C’est aussi devenu un symbole d’une culture queer qui continue d’inspirer énormément d’artistes. Les danseuses et danseurs se regroupent en équipes, ou houses, et s’affrontent en chorégraphie lors de bals. Le voguing, c’est grâce à Noelia, une travailleuse du sexe transgenre, que nous l’avons intégré. Elle a découvert cette danse dans le parc qu’elle fréquentait et ce fut une révélation. Aujourd’hui, elle compte parmi les figures importantes des salles de danse en Argentine.
Dans notre projet, cette influence est une clef pour lire les nouveaux rapports sociaux qui se sont construits en prison. Il n’y a pas d’hommes cisgenres là-bas et le monde continue de tourner. Dans l’enfermement, ces personnes ont reconstitué une société à part entière, pleine d’entraide et de solidarité, d’humour et de résilience. C’est très intéressant et nous avons encore beaucoup de choses à apprendre de cette expérience pour répondre à la violence avec des moyens humains.
Vous parlez de la danse et du chant qui permettent de maintenir le liens avec le monde extérieur ; dans une scène, les femmes se montrent leurs tatouages et en donnent la légende. Les tatouages permettent aussi une connexion avec le monde extérieur ?
En milieu carcéral, il est normal et très fréquent que les personnes incarcérées se tatouent mutuellement. Paula a les noms de ses trois enfants tatouées sur la poitrine. Une autre femme a le nom de sa mère qui ne l’a jamais lâchée et lui a toujours apporté son soutien infaillible. Une troisième a un tatouage qui symbolise les nombreux voyages qu’elle a faits et ceux qu’elle souhaite faire. Une quatrième femme a la tour Eiffel sur son dos qui symbolise son envie de connaître Paris. C’est émouvant de penser que, grâce à ce film et à cette pièce de théâtre, elle a enfin pu découvrir la capitale française.
Vous vous êtes retrouvée au Festival d’Avignon avec Reas et Los días afuera : parlez-nous de cette programmation dans ce rendez-vous majeur du théâtre en France ?
En 2023, j’ai été contactée par le Festival d’Avignon. Il m’est apparu évident qu’il fallait poursuivre cette expérience sur scène. Alors que le film se concentre sur le temps de l’emprisonnement, Los días afuera est une pièce qui parle surtout de ce qui vient après. Que se passe-t-il une fois rentré.e chez vous ? Et le retour à la société ? Pour incarner ces questions, nous avons travaillé avec les six protagonistes du film : Yoseli, Nacho, Estefanía, Noelia, Carla et Paulita. Tout ce qui se passe sur scène est tiré de leurs histoires. À mon avis, la performance live, le spectacle vivant était une nécessité pour ce projet. Car le film à lui seul capte une performance, un témoignage, mais il voyage sans les gens qui l’ont réalisé : c’est en quelque sorte un temps fossilisé. Cela ne profite pas à ces actrices et acteurs. Avec cette pièce, les personnes privées de liberté peuvent s’aventurer dans le monde et s’exprimer directement devant un public. Beaucoup d’entre elles n’avaient jamais traversé la mer ni pris l’avion. Aujourd’hui, iels se produisent sur l’une des plus grandes scènes d’Europe. Iels ont travaillé chaque jour pour atteindre ce niveau d’excellence et le résultat parle de lui-même.
Grâce à la sortir sur les écrans de Reas et grâce à la tournée de Los dias afuera, qui a fait plusieurs escales en Europe, de la France à la Norvège en passant par la Suisse, les actrices ont désormais accès à une vie normale : que leur ont apporté votre film et votre pièce de théâtre ?
En effet, ces actrices ont un contrat formel, de nouveaux emplois, des comptes bancaires et des documents à jour. Rien de tout cela n’existait dans leur vie avant cette comédie musicale. Le projet ne s’arrête pas au film. Iels se sont réinséré.es socialement grâce à Reas. Je voulais leur donner une chance, car iels ont perdu la confiance, la discipline de faire partie de quelque chose, l’engagement. Tout cela pourrait leur permettre de trouver un autre emploi dans le futur. La liberté est un chemin qui se construit. Iels peuvent désormais s’imaginer plus loin. Surtout, parce que la prison crée un cercle vicieux pour quiconque y entre.
Grâce à cette expérience, ces femmes cis, gay et trans réalisent combien l’art peut leur redonner non seulement la parole mais aussi un horizon ?
La population de femmes en prison a doublé au cours des dix dernières années, de même que le taux de personnes transgenres. Ce n’est pas le fruit du hasard : c’est le résultat d’un choix politique. Avec la loi 23.737, les gouvernants préfèrent s’abriter derrière des boucs émissaires pour donner l’impression de lutter contre le trafic de drogue. C’est un fait, dans les prisons pour femmes, ce sont la plupart du temps des mules qui sont enfermées. Souvent, elles sont déjà précarisées par leur situation économique, mais aussi par les violences et les abus qu’elles ont subis. Pour les personnes transgenres, il ne faut pas oublier les discriminations qui les empêchent d’accéder aux emplois classiques.
Dans le film, il est question de personnes qui ont effectué cinq ans d’enfermement pour deux kilos de cocaïne pendant que les commanditaires et les barons de la drogue ne sont pas inquiétés. Ce sont celleux qui n’ont aucune chance et qui finissent en prison, en particulier les femmes. Alors même qu’iels ne représentent pas de danger direct pour la société. Au contraire, iels sont généralement parents isolés et soutiens de famille. Les conséquences sur les trajectoires individuelles et celles de leurs proches sont terribles. Yoseli avait seulement vingt-deux ans lorsqu’elle a été emprisonnée. Elle venait de commencer ses études d’infirmière. Comment rattraper ces cinq année-là ? Carla a laissé trois enfants derrière elle. Elle s’en occupait seule. Ils ont été extrêmement choqués par cette séparation. C’est pour cela que l’art est primordial. Il leur permet de réécrire leur destin.
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Ce projet ne laisse aucune place au misérabilisme. Tout y est poésie, discipline et humour. Il dit surtout l’importance de travailler avec la voix, le corps. Un corps qui a été contraint, enfermé, surveillé. Une voix qui a été étouffée. Et soudain, la danse devient un mouvement, une force pour se réapproprier l’espace. Quand elles sont sur scène, quelque chose de magnifique s’ouvre en elles. Elles deviennent actrices de leur émancipation et de leur puissance. Des moments suspendus qu’il est important de partager avec le public.
Vous soulignez la discrimination qui est omniprésente, y compris en prison quand Nacho explique, alors que Yoseli, la femme cis, lui coupe les cheveux, que, placé dans un quartier pour femmes trans, il n’a pas eu accès à son traitement hormonal …
Oui, la discrimination est très forte et sévit partout. Nacho a été incarcéré dans ce quartier pour femmes trans; celles-ci recevaient leur traitement hormonal alors que Nacho, en tant qu’homme trans, ne le recevait pas. Cela relève de préjugés de la société, des préjugés qui ne s’expliquent pas mais qui imposent des idées préconçues à certaines personnes. La société latino-américaine reste très ancrée dans les valeurs traditionnelles et certains préjugés sont tenaces.
Vous vivez désormais à Berlin mais vous restée très proche de l’Argentine par votre travail. Quelle est la situation de l’Argentine depuis l’arrivée au pouvoir du président Javier Milei ?
Javier Milei détruit non seulement la culture et les artistes mais aussi toute la société argentine. Tout ce qui appartient à l’État est détruit, c’est une catastrophe. Le gouvernement a décidé de s’en prendre aux artistes, nous sommes tous considérés comme des parasites qui vivons de subventions, les politiques culturelles sont démantelées. Javier Milei a coupé toutes les subventions. Le cinéma argentin est en danger de mort. 2025 pourrait être une année sans aucun film argentin. La situation sociale de l’Argentine régresse : Javier Milei n’a pas encore touché à la loi sur le droit à l’avortement ni à la loi sur la reconnaissance des personnes trans mais il menace de le faire. C’est dramatique.
Firouz Pillet
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