Le premier long métrage de Chie Hayakawa, Plan 75, aborde les questions d’eugénisme et de décroissance médicale dans un film de fiction qui a des airs de documentaire : troublant !
Récompensé par la Mention Spéciale Caméra d’or au Festival de Cannes 2022, où il était présenté dans la section Un Certain Regard, Plan 75, de Chie Hayakawa, questionne sur le traitement réservé aux seniors dans les sociétés dites « développées » à travers le prisme de la situation japonaise.
Au Japon, dans un futur proche, le vieillissement de la population s’accélère. Le gouvernement estime qu’à partir d’un certain âge, les seniors deviennent une charge inutile pour la société et met en place le programme appelé « Plan 75 », qui propose un accompagnement logistique et financier aux personnes âgées pour mettre fin à leurs jours. Une candidate au Plan 75, Michi (Chieko Baishō) se retrouve confrontée à la mort d’une amie, Ineko (Hisako Ohkata), retrouvée seule devant son poste de télévision allumé. Michi se questionne alors sur sa propre mort. Un recruteur zélé du gouvernement, Hiromu (Hayato Isomura) exécute consciencieusement ses tâches avec une apparente empathie. Une jeune aide-soignante philippine, Maria (Stefanie Arianne), travaille d’arrache-pied pour pouvoir payer une lourde opération que doit subit sa fille, restée au pays. Tous ces personnages se retrouvent confrontés à un pacte mortifère. Le jour où Hiromu doit rendre en charge son oncle paternel, Fujimaru (Kazuyoshi Kushida), ce qui semblerait être devenu une routine déshumanisée soulève des questions existentielles et éthiques …
Le premier long métrage de Chie Hayakawa, Plan 75 marque la continuité d’un court-métrage de la cinéaste. En effet, la réalisatrice nippone nourrissait ce projet et en a réalisé une version courte, en 2017. Cette version est sortie en 2018 dans le film Anticipation Japon qui regroupe, sous l’impulsion de la productrice Eiko Mizuno Gray, cinq courts-métrages où cinq réalisateurs imaginent ce que sera le Japon dans une décennie.
L’expérience du court métrage a amené Chie Hayakawa à travailler avec Hirokazu Kore-eda qui était producteur exécutif d’Anticipation Japon. Dans son segment, la réalisatrice se concentrait sur un personnage alors que dans Plan 75, Chie Hayakawa développe un film choral qui suit cinq protagonistes qu’elle traite avec la même intensité et la même attention.
Si Plan 75 est un film d’anticipation et qu’il n’existe pas de système d’euthanasie (pour l’instant !) au Japon, la réalisatrice a puisé son inspiration dans un climat d’intolérance qui règne dans son pays envers les personnes les plus vulnérables, socialement faibles, dont les personnes âgées. L’idée de ne déranger personne est une notion extrêmement forte au Japon et l’individu reçoit dès le plus jeune âge cette injonction de se faire discret, de se noyer dans la foule, de ne pas déranger. Ce diktat sociétal pèse d’autant plus sur les personnes âgées qui ont le sentiment d’être inutiles et d’être un fardeau pour la société, tout particulièrement pour les jeunes générations.
On le comprend : la trame de Plan 75 n’existe pas dans la réalité nippone. Cependant, Chie Hayakawa soigne les moindres détails et le résultat est d’une troublante véracité, au point que le public en oublie parfois la dimension fictionnelle.
Néanmoins, tout ce qui est décrit dans le film existe bel et bien, comme le fait qu’un grand nombre de personnes âgées doivent travailler en raison de l’insuffisance du système de retraite et de leur précarité économique. Ainsi, quand le film montre Michi et ses amies âgées travaillant comme femmes de ménage dans un grand hôtel, rien n’est inventé. Si le monde du travail les congédie, ces personnes âgées peinent à trouver un nouvel emploi, et perdent, par voie de conséquence, leur logement mais ne peuvent pas pour autant accéder aisément à des aides, ceci d’autant plus qu’elles hésitent à recourir à l’assistance sociale en raison d’un sentiment de honte.
Ce système lacunaire semble parfaitement fonctionner pour que ces personnes soient mises au ban de la société.
La condition des seniors qui ont consacré leur vie à une société, qui n’a plus rien à leur proposer et n’en veut plus, résonne singulièrement en nous. On songe aux récents scandales des maisons de retraite qui a ébranlé la France, au film d’Andréa Bescond et d’Eric Métayer, Quand tu seras grand, et au traitement des personnes âgées dans les EPHAD. Plus proche de nous géographiquement, on se souvient des paroles prononcées par un certain conseiller valaisan qui, à l’époque où il était président du parti démocrate-chrétien, avait décrété que le système d’assurance-maladie suisse devait cesser de prendre en charge les patients chroniques. Devant le tollé qu’il avait provoqué, ce conseiller s’était rétracté.
Plan 75 n’est pas si éloigné de la réalité et pose de multiples questions en laissant clairement transparaître les théories de l’eugénisme et de la décroissance médicale, soulevant par là-même des interrogations morales et éthiques. Développant son histoire autour des personnes âgées et de la place – ou plutôt l’absence de place – que la société leur laisse, Chie Hayakawa invite son public à réfléchir sur l’intolérance, sur l’apathie et sur le manque de propositions face au vieillissement et à la vulnérabilité d’autrui.
Sans chercher à cibler tout particulièrement l’ultra-libéralisme, Chie Hayakawa pointe ouvertement du doigt une société qui donne la priorité à l’économie et à la productivité au détriment de la dignité humaine. Selon la cinéaste japonaise, « éliminer ceux qu’ils appellent « les improductifs » est un concept très proche du fascisme ».
En amont de l’écriture de son scénario, la réalisatrice a été profondément choquée par le massacre de Sagamihara, un fait divers survenu en 2016. Dans un établissement pour personnes handicapées, un employé du centre, Satoshi Uematsu, âgé alors de vint-six ans, a assassiné à coups de couteau dix-neuf résidents et en a blessé vingt-cinq. Inspiré par les idées du capitalisme et de l’eugénisme, cet employé revendiquait l’euthanasie pour les personnes handicapées, inutiles, selon lui, à la société.
La réalisatrice est persuadée que, dans un monde où la priorité est à l’économie, « il y a en fait de nombreuses personnes qui partagent cette idée ».
Plan 75 semble proposer une version moderne de la tradition de l’ubasute, cette pratique qui consiste à porter un infirme ou un parent âgé dans un endroit éloigné et désolé, pour le laisser mourir. L’ubasute a marqué le folklore japonais et a inspiré de nombreuses légendes, mais ne semble jamais avoir été une coutume répandue. Les cinéphiles férus de septième art asiatique se remémorent le roman La Ballade de Narayama (1956) de Shichirō Fukazawa, qui a inspiré trois films : La Ballade de Narayama (1958) de Keisuke Kinoshita, Goryeojang (1983) du cinéaste sud-coréen Kim Ki-young et La Ballade de Narayama (1983), de Shohei Imamura, film qui a remporté la Palme d’Or en 1983.
À travers ses petites observations, judicieuses, pointues, le premier long métrage de Chie Hayakawa nous questionne sur l’« évolution » de nos sociétés et scrute impitoyablement les ruptures générationnelles.
Mais soyez rassurés ! Le film de Chie Hayakawa ne sombre ni dans la mélancolie ni dans le mélodrame, évitant subtilement tout pathos. En suivant les voyages de Michiko, de Maria et d’Hiromu, on se prend d’affection pour ces personnages qui, à travers leur cheminement respectif, célèbrent la vie.
Poétique, fin, tendre, mais dévastateur par ses thématiques, Plan 75 lance un vibrant appel à l’empathie, condamnant une société qui considère de plus en plus les personnes comme jetables.
Firouz E. Pillet
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