Le Théâtre de Carouge propose Le roi se meurt d’Eugène Ionesco dans une mise en scène de Cédric Dorier du mercredi 8 au dimanche 19 janvier 2020 à La Cuisine
En 1962, au sortir d’une grave maladie, Ionesco, alors qu’il vient de se sentir touché par l’aile de la mort, écrit Le Roi se meurt en à peine plus de quinze jours, comme pour conjurer le mal. L’auteur de La Cantatrice chauve, créée en décembre 1949, est alors bien connu pour le comique grinçant de ses « farces tragiques ». Il s’est affirmé comme l’un des représentants majeurs du « Nouveau Théâtre » lors des Entretiens sur le théâtre d’avant-garde prononcés à Helsinki en 1959 aux côtés de Beckett, Adamov, Tardieu, Dubillard, Weingarten, et de tous ces grands novateurs qui ont révolutionné la scène européenne dans les années cinquante.
Depuis qu’il a créé Bérenger, son porte-parole, dans Tueur sans gages, Rhinocéros et Le Piéton de l’air, sa veine comique s’est encore assombrie. Elle est particulièrement noire dans Le Roi se meurt, pièce où il porte à la scène ce qu’aucun auteur dramatique n’avait osé faire avant lui, le drame d’une agonie.
Dans cette œuvre aux accents de parabole, il crée, avec Bérenger, un roi de fantaisie dont le royaume est touché par un drôle de cataclysme. Dans ce pays jusqu’alors florissant, tout se dérègle et meurt lentement, les hommes comme les plantes. Malade, le Roi a perdu tout pouvoir sur les êtres et les choses qui disparaissent à mesure qu’il ne peut plus en jouir. L’espace, tel une peau de chagrin, se rétrécit autour de lui d’instant en instant. Signe avant-coureur de la mort, comme dans toute mythologie lorsqu’un héros descend aux Enfers, la Terre, juste avant que la pièce ne commence, a tremblé, fissurant la salle du trône sur les murs de laquelle s’inscrivent les souffrances du Roi. Frappés par la même maladie, espaces et corps se confondent et vont s’évanouir ensemble lentement. Le délabrement de la scène, traitée comme un corps malade, visualise à tout instant l’état de santé du Roi qui ne cesse d’empirer.
Face à Bérenger qui tantôt, dans une attitude de déni total, refuse de se voir mourir, et tantôt se révolte et crie comme une bête qui sent venir la mort, Ionesco place les deux femmes qui ont partagé sa vie. La reine Marie pour qui sa mort est un déchirement, tente de le rappeler à la vie par la force de son amour, tandis que la reine Marguerite l’aide à couper les liens qui l’attachent à l’existence, à renoncer à tous ses désirs, « car c’est le désir qui est l’obstacle le plus grave qui s’oppose à notre délivrance », comme l’écrit Ionesco dans Journal en miettes. Personnage psychopompe, elle préside à la cérémonie de la mort, l’accompagnant dans sa marche vers le « Grand Rien ». À travers le conflit qui oppose les deux femmes, ce sont deux conceptions de l’existence, occidentale et orientale, deux philosophies de la vie entre lesquelles Ionesco a toujours oscillé, le désir de jouissance, hédoniste, et le renoncement des mystiques, qui s’affrontent ici.
La pièce porte l’empreinte du Livre des morts tibétain, texte que Ionesco a découvert, très jeune, par son ami Eliade, et qu’il a longuement médité, comme tous les écrits de Jean de la Croix, dont il récitait volontiers de mémoire les poèmes. Lorsque Bérenger est sur le point de mourir, le décor s’évanouit lentement car tout s’efface dans sa perception. La visualisation scénique de cet effacement du monde est alors saisissante. Les battements affolés de son cœur ébranlent la salle du trône et achèvent de la détruire. La mort du Roi, sa disparition, ne survenant que quelques secondes après, le spectateur se trouve placé dans la position du mourant pour qui c’est le monde, et non lui qui disparaît.
C’est sa propre angoisse, c’est toute l’angoisse humaine face à la mort, que Ionesco tente d’exorciser ici, prêtant à Bérenger cet attachement viscéral à la vie qui est le sien, comme en témoignent les accents pathétiques de cette confidence dans Notes et Contre-notes :
« que j’aurais du mal à m’en arracher ! Je m’y suis habitué ; habitué à vivre. De moins en moins préparé à mourir. Qu’il me sera pénible de me défaire de tous ces liens accumulés pendant toute ma vie. Et je n’en ai plus pour trop longtemps, sans doute. La plus grande partie du trajet est parcourue. Je dois commencer dès maintenant à défaire, un à un, tous les nœuds. »
Notes d’intention du metteur en scène Cédric Dorier
Le Roi se meurt d’Eugène Ionesco, étrange et fabuleuse chronique d’une mort annoncée, est l’une des pièces de théâtre les plus emblématiques du XXème siècle. Pièce en un acte créée au théâtre de l’Alliance française à Paris le 15 décembre 1962 sous la direction de Jacques Mauclair, elle a été mille fois mise en scène depuis et, faisant l’objet de toutes les exégèses, elle est devenue un classique. En fait, elle l’a toujours été ; Ionesco le confirme lui-même, affirmant que « ce qu’on appelle l’Avant-garde, c’est du classique recomposé avec des matériaux inédits ».
Par-delà cette parole qui s’échappe de tous bords tous côtés, qui déjoue les codes, qui glisse sans pré- venir du comique au tragique et de la métaphysique au non sens, lequel s’avère – forcément – plus révélateur encore que le réel, cette « radiographie émotive » d’une agonie s’appuie sur une construction dramaturgique très solide qui intègre toutes les étapes d’une fin de vie bien balisée : étonnement et refus de croire en la situation, révolte, stratégies d’évitement, découragement et désespoir, désir d’emporter les autres dans sa propre fin, régression vers l’enfance, nostalgie d’un temps révolu, sursaut d’énergie puis acceptation et abandon devant l’inéluctable jusqu’à la perte de la parole, ultime étape d’une issue très proche.
Face à ce malade qui ne se résigne pas malgré les signes évidents de sa dégénérescence, la reine Marguerite apparaît à la fois la thanatologue, la Parque qui coupera le fil, l’accompagnatrice des soins palliatifs. C’est un peu aussi l’Hécate psychopompe, qui, avec ses chiens (le Garde, le Médecin et Juliette), a pour mission de guider l’homme vers la nuit de la mort.
Dans Le Roi se meurt, il y a aussi la métaphore très shakespearienne du grand théâtre de la vie. Le temps de la représentation, c’est celui de l’existence ; il avance et face à ses lois, toute résistance est vaine et tout finit par nous échapper. Pourtant, on s’agite et on continue à s’agiter. Le surprenant, s’étonne l’au- teur, c’est qu’on soit véritablement toujours pris de court quand arrive la fin, alors qu’elle est annoncée dès le début.
D’où l’idée de bâtir un décor circulaire, monde à la fois ouvert et clos aux multiples interprétations : royaume, couronne royale, système planétaire, carrousel des souvenirs, engrenage d’horlogerie ou de machine infernale, une scénographie qui permettra tant au ludisme qu’au tragique de s’exprimer tout en avouant le théâtre. Dans ce jeu diabolique de portes et de parois circulaires dont les personnages, manipulateurs autant que manipulés, s’obstinent à vouloir maîtriser les rouages, il s’agira de trouver la plus grande sincérité tant dans l’expression du quotidien que dans celle de la folie, du désarroi ou de la tristesse.
D’un point de vue plus intime, ce qui m’intéresse et me touche dans le texte de Ionesco, c’est d’une part, la force de vie qui l’anime, l’étonnement toujours renouvelé face à l’existence, la soif d’aimer, ce désir inextinguible de continuer à faire des choses, et d’autre part, la question de la trace : qu’on soit roi, artiste ou petite gens, pourquoi veut-on absolument laisser une trace ? Est-ce vraiment nécessaire ? Quelle est cette force qui nous pousse à bâtir tant de choses au cours de nos vies bien que nous ayons conscience que tout est voué au néant ? Est-ce pur orgueil ? Désir d’être et de demeurer utile ? À quoi bon, semble nous dire Ionesco à travers son Roi porte-parole, puisque toutes les traces qu’on laisse ne nous apaisent pas face à la mort ?
« Il n’y a pas d’autre clé pour comprendre la pièce que ma peur de mourir » affirme Ionesco. Pas d’autre clé sans doute, mais mille résonances possibles. « Ionesco s’obstine à montrer qu’avec la mort de l’homme, c’est l’univers entier qui disparaît.» affirme Jorge Lavelli, à propos du Roi se meurt. Assurément, on ne peut plus lire Le Roi se meurt dans l’innocence des années 60. Ce texte puissant s’avère presque prophétique aujourd’hui et se présente comme la métaphore de notre aveuglement. Pour n’avoir pas voulu reconnaître la limitation des ressources mises à la disposiIon de l’homme par la planète, c’est la planète entière qui se défait par notre faute.
À la fois intime et universel, Le Roi se meurt nous parle donc de l’inéluctabilité de la mort individuelle, mais aussi de notre dispariIon collective, de la fin annoncée d’un monde marqué par l’aveuglement et la désinvolture. Pour autant, le maître de l’absurde nous réserve quelques surprises : la mort, personne ne la connaît puisque sa présence signifie notre absence. Disparaître ne veut peut-être pas dire ne plus exister…
Et c’est l’ultime pirouette et le secret espoir du génial dramaturge dont le sens de l’humour et le goût du merveilleux vient rattraper le pessimisme. Ne pas mourir, mais bien disparaître, comme Bérenger 1er, laissant penser que tout cela – planète, cosmos, être humain et même la représentation théâtrale – ne fut qu’un rêve éveillé, un fantasme que même le temps, qui vient à bout de toute chose, n’aura pu détruire.
Les interprètes
Nathalie Goussaud (la reine Marie, seconde épouse du Roi)
Agathe Hauser (Juliette)
Denis Lavalou (le Roi Bérenger 1er)
Florian Sappey (le Garde)
Anne-Catherine Savoy (la reine Marguerite, première épouse du Roi)
Raphaël Vachoux (le Médecin)
Violette Meyer-Bisch (voix Off Bérenger 1er)
Firouz E. Pillet
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