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Le Voyage à Eilat de Yona Rozenkier : une réconciliation père-fils à 35 km/h. Rencontre

Le cinéaste suisse-israélien Yona Rozenkier (Un havre de paix, 2018) nous embarque dans un road-movie émouvant avec son deuxième long métrage, multiprimé au festival de Jérusalem 2022. L’histoire suit un père et son fils, parcourant l’arrière-pays entre un kibboutz au nord d’Israël et la station balnéaire d’Eilat à bord d’un antique tracteur rouge, à une vitesse maximale de 35 km/h.

— Shmuel Vilozni et Yoel Rozenkier – Le Voyage à Eilat
Image courtoisie Adok Films

Dès sa première scène, le cinéaste établit l’atmosphère du film, mêlant tragédie et absurdité dans un décor évoquant celui des westerns. Cette introduction plonge le spectateur au niveau de la potence, offrant une vue saisissante sur les pieds du pendu et sur un rassemblement de personnes en contrebas, dont la principale préoccupation semble être de savoir qui prendra la responsabilité de décrocher le suicidé.
Si la structure narrative du film de road-movie, axée sur la résolution des conflits entre un parent et son enfant, semble classique, avec les éléments de la discorde et les failles qui se révèlent au fur et à mesure que le voyage avance, celle de la mise en scène s’appuie sur plusieurs ressorts – des plans fixes à la fois très posés et extrêmement dynamiques dans la multiplication des champs et l’exploration de leurs profondeurs et de ce qui s’y déroule.  Cette exploration visuelle fait jaillir quelques scènes au comique de situation apportant une légèreté bienvenue à ce récit de désillusion et de dépression généralisées.

Ben (Yoel Rozenkier), 35 ans, porte en lui un ressentiment profond envers la vie, qu’il appréhende systématiquement par sa difficulté, que ce soit dans son passé au kibboutz, sa vie actuelle avec ses problèmes conjugaux et professionnels. Il se rend au kibboutz pour obtenir la signature de son père, Albert (Shmuel Vilozni), nécessaire pour remplir une demande de dédommagement liée à un appartement familial spolié à Varsovie pendant la Seconde Guerre mondiale. Le septuagénaire rescapé de la Shoah, vétéran de la guerre de Kippour et alcoolique, est perçu par tous comme un vieux fou qui raconte constamment des histoires. Il refuse catégoriquement. Secoué par le suicide de son unique ami du kibboutz, Albert noie son chagrin dans du Jack Daniels et se lance dans un pari d’ivrogne : rallier Eilat avec son tracteur en une semaine. Ben va accompagner son père qui souffre d’un diabète sévère, pour surveiller son état de santé, et accessoirement le travailler pour obtenir la signature. Au cours de leur périple, ils rencontrent une soldate d’origine éthiopienne (Aviva Nagosa), le gardien palestinien d’un chantier abandonné, un ancien camarade d’armée d’Albert, et d’autres personnages, dans un environnement semi-désertique, brûlant et brûlé, dans tous les sens du terme. Le point d’orgue de ce voyage advient lors de la tentative d’Albert de rencontrer son fils naturel, avec lequel il n’y aucun contact, et qui vit dans une Yeshiva – une scène extraordinaire s’ensuit entre Ben et son demi-frère, alors qu’ils se retrouvent nus dans un mikvé (bains rituels).

Entretien avec Yona Rozenkier.

Quelques mots sur le contexte dans lequel Voyage à Eilat sort sur les écrans. Il aurait dû sortir en automne, peu après le terrible massacre du 7 octobre en Israël, il sort pour finalement maintenant alors que la guerre à Gaza perdure. Comment avez-vous pris cette décision avec le distributeur ?

En effet, la sortie prévue pour l’automne ne semblait pas appropriée compte tenu du tragique événement du 7 octobre en Israël. La décision de le sortir aujourd’hui a été mûrement réfléchie, car nous croyons que la vie doit continuer. Le film explore la société israélienne d’avant cette nouvelle guerre, offrant une perspective importante sur la situation.
Le 7 octobre a été une journée horrifiante pour moi. Je suis né dans un kibboutz du nord et le scénario cauchemardesque qui s’est réalisé, nous pensions qu’il aurait pu se dérouler au nord, mais pas à la frontière avec Gaza. Une amie très chère de mes parents a été assassinée, tout comme sa petite-fille autiste. De nombreuses personnes que je connais ont perdu des proches. Ce qui m’attriste le plus, c’est le virage à droite qu’a pris Israël au fil du temps. Peu de gens croient encore en une solution à deux États, et toutes les victimes étaient des kibboutzniks, des individus de gauche, de fervents défenseurs de la paix. Certains d’entre eux se dévouaient pour aider les enfants malades de Gaza, comme l’amie de mes parents. Cela a été un chagrin profond pour nous.
La violence en réponse à une telle tragédie ne peut qu’engendrer davantage de violence, c’est un cycle dévastateur. Ces jours sont empreints de tristesse, et mes pensées vont aux enfants pris au piège là-bas, les enfants otages israéliens, mais aussi les enfants palestiniens pour lesquels je ressens une profonde tristesse. Un enfant palestinien de trois ans, confronté au froid et à la peur, ne sait pas qu’il ressent ces émotions en raison de son identité palestinienne. Pour lui, il ne fait que ressentir le froid et la peur. La situation dans son ensemble est terrible.

Le père de Ben souffre d’un syndrome de stress post-traumatique. On connaît ce syndrome au niveau individuel : serait-il exagéré d’affirmer qu’un pays entier, et ici, je parle d’avant les événements du 7 octobre, peut également souffrir d’un syndrome de stress post-traumatique ?

Absolument. Le film aborde le syndrome du père de Ben et, moi-même, j’en suis affecté en raison de mon service militaire. C’est le deuxième film que je consacre à ce sujet. Mon premier film, Un Havre de Paix, explorait les conséquences sur les fils revenant de l’armée, tandis que dans celui-ci, je voulais évoquer la génération des pères revenus de la guerre du Kippour. En 1973, le syndrome n’était pas encore officiellement identifié. Cette génération n’a jamais bénéficié d’un traitement adéquat. Mon intention était de souligner le fait que le fils ne sait que son père est alcoolique, semble déséquilibré et, progressivement, il découvrira que c’est le résultat des séquelles de la guerre.
Je pense effectivement que tout le pays est touché par le syndrome de stress post-traumatique. De la Shoah à toutes les guerres, chaque génération a été marquée par les traumatismes liés aux conflits. La génération actuelle, celle des enfants de ceux qui sont actuellement en service, connaîtra probablement les mêmes défis. C’est pourquoi la récente vague de violence depuis le 7 octobre renforce ma conviction que la seule solution viable est celle des deux États, la nécessité de trouver un moyen de parvenir à la paix avec les Palestiniens. Ils ont droit à leur pays, tout comme nous avons droit au nôtre. Trouver une solution est impératif, sinon le cycle de la violence va continuer encore 100 ans !

— Aviva Nagosa – Le Voyage à Eilat
Image courtoisie Adok Films

La structure du film suit une approche assez classique du road-movie pour explorer la résolution d’une relation parent-enfant. Avec Un Havre de Paix, vous aviez déjà abordé le kibboutz, la famille et le traumatisme d’une manière tragi-comique. Ici, vous optez pour le road-movie dans le même esprit. Est-ce que ce voyage initiatique, en sortant du kibboutz, vous permet également de présenter, par petites touches, diverses réalités du pays ?

Le film exploite les stéréotypes. Chaque personnage est introduit à travers son cliché, mais progressivement, une révélation se produit : ils et elles se révèlent être des individus spécifiques, humanistes, souvent à l’opposé des idées préconçues. Cette démarche débute avec le père, initialement perçu comme un bouffon ou l’idiot du village. Au fil de l’histoire, il se révèle être quelqu’un d’extrêmement intelligent et profond, ayant une compréhension aiguë de la vie et ayant choisi de vivre en accord avec cette vision du monde.
Mon intention était de dévoiler une facette moins connue d’Israël. Habituellement, le focus est mis sur Tel Aviv, Jérusalem et les Territoires, mais je voulais explorer l’arrière-pays, mettre en lumière des populations souvent oubliées, qu’il s’agisse des Éthiopiens, des Russes, des Palestiniens, des kibboutzniks, tous vivant en périphérie du pays. En Israël, ces diverses communautés entrent constamment en conflit, chacune nourrissant des préjugés envers les autres. Mon objectif était de révéler la beauté cachée de ce pays.
Le film s’inspire des idéaux de mon père, un survivant de la Shoah, qui avait bravé l’interdit en dialoguant avec l’OLP. Il avait survécu au pire crime commis contre les Juifs, il était sioniste, tout en reconnaissant les droits des Palestiniens. Il y avait une richesse dans ces idéaux, une beauté que je souhaitais partager. C’est cette vision humaniste que j’ai cherché à transmettre, en utilisant l’absurdité et l’humour noir comme moyens d’expression.

Qu’est-ce que vous permettent la comédie et les situations de comédie que ne permettent pas les films dramatiques ?

La comédie et les situations humoristiques offrent une liberté cinématographique particulière, celle de captiver les spectateur∙trices de manière unique. L’humour agit comme un catalyseur qui libère les tensions et ouvre une porte à l’engagement du public. Dans un pays où les stéréotypes et le racisme sont omniprésents, aborder ces sujets sérieux peut susciter des réticences. Cependant, dès que l’on introduit une scène absurde et amusante, cela crée une ouverture. L’humour est un moyen de transcender ces barrières et d’explorer des thèmes complexes d’une manière accessible et engageante.

Y a-t-il aussi une dimension cathartique dans ce film, aviez-vous ce genre de relation avec votre père?

La dimension cathartique de ce film est indéniable. De nombreuses anecdotes que le père raconte au début du film, apparemment trop incroyables pour être vraies, sont pourtant ancrées dans la réalité de mon père. J’entretenais une bonne relation avec mon père, une personne que j’aimais profondément malgré sa nature difficile. Ce film est pour moi le moyen d’adresser une lettre d’amour à mon père, une façon de lui rendre hommage en créant quelque chose de beau qui le transcende dans l’éternité.
Bien que de nombreux éléments du film soient basés sur des expériences réelles, j’ai également intégré des éléments fictifs pour renforcer les aspects dramatiques et conflictuels nécessaires à la narration cinématographique. J’y évoque la façon dont j’ai grandi dans les maisons d’enfants des kibboutz, une réalité qui peut sembler de nos jours folle, mais qui a été la mienne. C’était aussi une opportunité pour moi de travailler sur des aspects de ma vie qui ont été source de souffrance.

Est-ce que ce problème relationnel et de communication entre le père et le fils n’est-il pas aussi celui plus général de relations entre les générations en Israël ?

Je ne suis pas sociologue, mais il me semble que ce problème relationnel et de communication entre le père et le fils reflète également une problématique plus générale des relations intergénérationnelles en Israël. Cependant, je ne pense pas que cela soit spécifique à ce pays ; c’est plutôt un phénomène général. En ce qui concerne Israël, je perçois que la génération de mes parents était plus ouverte que celles qui ont suivi, particulièrement la génération qui a vingt ans aujourd’hui. Cette dernière paraît être plus réservée, plus pudique, et il y a un certain conservatisme qui s’exprime, notamment en ce qui concerne la religion. On observe des tendances à se marier plus tôt, par exemple. Cependant, je ne saurais dire si cette dynamique est plus marquée qu’en Suisse, par exemple.

Pouvez-vous nous dire quelques mots sur le choix de Shmuel Vilozni pour jouer avec votre frère Yoël Rozenkier, leur duo fonctionne parfaitement, il y a une certaine magie qui émerge…

C’était évident depuis le début. Vilozny est l’un des plus grands acteurs de théâtre en Israël. C’est celui qui a introduit le stand-up dans le pays. Je savais que j’avais besoin de quelqu’un de comique dans toutes ses veines, de tout son être. Vilozny est un comique pur et il allait me ramener de l’or. Il a fait un travail incroyable dans ce film, et il a récolté plusieurs prix pour ce rôle. Surtout, il a offert à ma famille le plus grand cadeau qui soit : faire revivre notre père pendant 90 minutes. La magie que l’on voit à l’écran est le reflet de la vraie magie qui opérait entre les deux acteurs.

Comment la photographie a-t-elle été conçue en collaboration avec le directeur de la photographie, Oded Ashkenazi, en particulier en ce qui concerne les angles et les perspectives ?

On voulait créer de vastes tableaux en long shot (plan d’ensemble) où de multiples actions se déroulent simultanément, s’inspirant du style de Roy Andersson, le cinéaste suédois. L’idée était de réaliser un album photo en mouvement du pays, en utilisant des plans larges qui fonctionnent comme des photographies animées, capturant de nombreux éléments à la fois, qu’ils soient à l’avant ou à l’arrière. Pour moi, c’était une tentative de créer un portrait dynamique du pays, où chaque séquence représente un portrait en mouvement, révélant l’endroit, les personnes qui y vivent, et racontant une histoire. Par ailleurs, le film peut être interprété comme un western, avec le premier plan du film s’inspirant du plan classique d’un western, évoquant une pendaison avec au centre de l’image des pieds qui bougent, faisant référence à l’iconographie distinctive de ce genre cinématographique.

— Yoel Rozenkier et Micha Rozenkier – Le Voyage à Eilat
Image courtoisie Adok Films

Il y a une scène fantastique dans les bains rituels, à la fois comique et révélatrice, avec Ben qui réalise que sa perception de la réalité est auto-centrée : pouvez-vous nous en parler ?

J’adore cette scène, d’abord parce qu’elle met en scène mes deux frères, Yoel et Micha, mon cadet. J’ai spécialement écrit cette scène pour Micha, et ce qui la rend spéciale, c’est que deux frères se retrouvent dans l’endroit le plus improbable : nus dans les bains rituels, entourés d’autres hommes également nus. C’est un lieu qui semble totalement invraisemblable pour avoir une conversation, pourtant c’est l’une des plus révélatrices et profondes : Ben croyait qu’il était à plaindre, mais il va réaliser que son frère a plus souffert que lui. Soudain, lorsque son frère lui raconte des histoires qu’il avait complètement oubliées, il prend conscience qu’il a eu un père présent dans sa vie, contrairement à son demi-frère. Cette scène aborde également la religion, un sujet qui me préoccupe beaucoup, surtout avec la montée de la religiosité dans le pays.
Cette scène est aussi très personnelle, car elle puise dans mon enfance, dans le fait de grandir dans une maison d’enfants plutôt qu’avec mes parents. Elle renferme de nombreuses vérités pour ceux qui ont grandi de cette manière.

Ces maisons d’enfants existent-elles toujours ?

Non.

Pour revenir au massacre du 7 octobre qui a vu des kibboutz être attaqués et subir des massacres, pouvez-vous nous dire qu’est-ce que les kibboutz disent d’Israël, quelle est leur importance, qu’est-ce qu’ils représentent ?

Dans les années 60 et 70, les kibboutzim étaient l’emblème même d’Israël, symbolisant des idéaux tels que l’égalité. Ma mère, qui n’était même pas juive, est venue comme volontaire pour voir ce qu’était un kibboutz, et elle est restée en raison de ce qu’il représentait. J’ai grandi dans un kibboutz arborant sur son drapeau l’égalité et la lutte contre le racisme, des idéaux auxquels je crois profondément. Cependant, depuis l’arrivée de Netanyahou au pouvoir, l’image des kibboutzim a changé, ils ont commencé à être perçus pas la société comme des privilégiés. Ce sont les colonies qui ont pris une place prépondérante. Les colons sont devenus l’image d’Israël, contribuant à une détérioration de cette image. Les kibboutzim, qui étaient autrefois l’une des créations les plus belles et idéalistes d’Israël, ont été relégués au second plan.

De Yona Rozenkier; avec Shmuel Vilozni, Yoel Rozenkier, Aviva Nagosa, Dover Koshashvili, Avraham Selektar, Micha Rozenkier; Suisse, Israël; 2022; 107 minutes.

Malik Berkati

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