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Les Enfants vont bien de Nathan Ambrosioni –  Une fresque intime où l’absence dialogue avec la vie. Rencontre

Après de nombreuses années sans s’être vu·es, Suzanne, veuve, et ses deux enfants, Gaspard et Margaux, apparaissent de manière inattendue à la porte de sa sœur Jeanne. Au premier abord, il semble que Suzanne cherche à renouer le lien familial. Mais cette illusion se dissipe brutalement à l’aube : elle a disparu, laissant à Jeanne un simple mot par lequel elle lui confie ses enfants.

— Camille Cottin, Nina Birman, Manoâ Varva – Les Enfants vont bien
Image courtoisie Frenetic Films

Nathan Ambrosioni, jeune cinéaste de 26 ans qui signe ici son cinquième (!) long métrage, retrouve Camille Cottin après Toni en famille (2023) dans le rôle de Jeanne, une femme figée dans son existence après une rupture dévastatrice avec l’amour de sa vie, Nicole (Monia Chokri), et soudain confrontée à la responsabilité d’enfants qu’elle connaît à peine.

Prenant à rebours la ligne mélodramatique qu’un tel récit pourrait suggérer, Ambrosioni propose une œuvre intimiste, avare de dialogues, qui refuse toute forme de surexplication ou de surpsychologisation. Il laisse la place à la réflexion, au cheminement intérieur de sa protagoniste comme des spectateur·ices : nous nous installons avec Jeanne dans l’épaisseur de son présent, avançant à son rythme. « On se parlera demain, on prendra le temps », dit-elle à sa sœur en l’accueillant. Mais comme le rappelle l’adage, parfois il vaut mieux ne pas remettre à demain…

La mise en scène, très organique, installe une atmosphère cotonneuse – visuelle et sonore – de deuil informel, habitée par la sensation que la personne disparue n’est jamais très loin. Transparences, profondeurs et hors-champs, travail minutieux sur le silence, approche du son mêlant ambiances et dialogues en fondu, variations de volume dans les zones hors cadre : Les Enfants vont bien témoigne d’une maîtrise au cordeau de la réalisation, calme, précise, presque tactile. Avec, en supplément précieux, deux enfants filmés avec un naturel rare, dont les échanges, fluides et spontanés, ont la vérité simple de conversations avec des enfants – ce qui est loin d’être toujours le cas dans le cinéma contemporain.

Un des aspects marquants du film réside dans la manière dont Ambrosioni interroge les injonctions sociétales liées à la maternité. À travers Jeanne, qui ne souhaite pas d’enfants et qui n’envisage jamais d’endosser le rôle de mère de substitution pour son neveu et sa nièce, le cinéaste questionne ce que la société attend des femmes lorsque la famille vacille ou se recompose.

Le film explore différentes formes d’abandon – ou de sentiments d’abandon. Jeanne a quitté la maison à 18 ans, laissant derrière elle un père et une sœur qui se sont senti·es abandonné·es. Mais Ambrosioni aborde ces dynamiques sans jugement : il évoque la fatalité lorsqu’il s’agit de la mort, la simple constatation lorsqu’il s’agit de celles et ceux qui partent. Le jugement moral est absent, même face à la démission du père de Jeanne et Suzanne au moment du décès de leur mère. Chacun·e fait ce qu’il ou elle peut avec ses ressources vitales. Rien, d’ailleurs, n’est figé dans le marbre. Suzanne a disparu volontairement, rien ne dit qu’elle ne reviendra pas un jour.

Ambrosioni interroge nos certitudes, comme le fait la juge aux affaires familiales (Myriem Akeddiou), qui demande à Jeanne : « Est-ce que vous pouvez concevoir que parfois on peut laisser les gens qu’on aime par amour ? »

Entretien avec Nathan Ambrosioni rencontré au GIFF 2025 :

Ce qui est très intéressant dans votre scénario, c’est que vous donnez des indices expliquant la distance entre les sœurs et leur père, par exemple, ou encore avec cette histoire de mère partie très jeune, la défaillance du père vis-à-vis de ses filles. Mais vous ne mentionnez pas d’incidents marquants, de flambées de violence. C’est comme si la situation actuelle était la somme de ce vide émotionnel qui s’est installé progressivement entre eux trois au fil des décennies, et qui ressurgit à la mort du mari de Suzanne…

Oui, tout à fait. Je ne voulais pas raconter un destin exceptionnel, mon intention n’était pas de stigmatiser. Il s’agit effectivement d’un malheur plus diffus, une accumulation de choses. Ce sont des personnes assez ordinaires, à qui rien de particulièrement dramatique n’est arrivé pour en arriver à cette disparition. Cela était important pour moi, parce que je ne voulais pas qu’on dise qu’elle est partie à cause de ceci ou de cela. Je souhaitais que le public chemine par lui-même, qu’il se forge ses propres réponses, sans que je lui en impose une. Je crois que le jugement est plus facile quand on croit savoir pourquoi. Je ne voulais pas que le public juge Suzanne. S’il est davantage occupé à se poser des questions, il a moins de temps pour porter un jugement.

Vous parlez de jugement, et effectivement, vous ne jugez pas votre personnage. Mais dans le film, personne ne la juge vraiment, à part Jeanne, et seulement un tout petit peu au début, lorsqu’elle se retrouve confrontée à la situation. Les personnes avec qui elle a affaire – le policier, la fonctionnaire de la mairie – ne savent pas trop quoi faire dans un premier temps, mais cherchent ensuite des solutions. Cet angle est intéressant, surtout dans le contexte actuel où l’on a tendance à opposer les citoyen·nes. Ici, l’administration se montre plutôt bienveillante…

C’est vrai. Mais pour écrire ce film, je me suis énormément documenté. J’ai passé beaucoup de temps à discuter avec des policier·es, des juges aux affaires familiales, des juristes, des psychologues pour enfants. Et leur humanité transparaissait toujours, allant bien au-delà de leur fonction administrative. En parlant avec eux, je ne les ai jamais senti·es dans le jugement. Immédiatement, les policier·es, par exemple, me disaient : « Comment peut-on l’aider ? Moi, je pense que j’irais chez elle en civil. » J’ai parlé avec trois policier·es différent·es, et l’un d’eux l’avait vraiment fait, était allé chez une personne en tenue civile. Je crois qu’il y a surtout un vide juridique autour des disparitions volontaires.

La disparition volontaire est un acte qui reste assez violent, mais pas dans le mauvais sens du terme. On a le droit de partir, mais rien n’est prévu pour aider ceux qui restent, ce qui est une situation particulière. Cependant, au-delà de l’administration et de ces lacunes juridiques, il y a des êtres humains à ces postes. Certains films ont une charge politique, visent à dénoncer l’administration, et c’est très important. Mais moi, je voulais faire un drame familial. On ne peut pas faire un film à deux têtes : je voulais me concentrer sur ceux qui restent et sur l’intimité de ces personnes.

Si j’avais ajouté le sujet d’une administration défaillante, il fallait la montrer de façon douce. L’administration est défaillante par nature, mais elle est incarnée par des humains qui existent, qui respirent, qui écoutent Jeanne. C’était important pour moi. Il lui arrive déjà un drame si profond ; si en plus elle devait affronter un chemin de croix administratif, elle ne s’en sortirait pas.

Elle vit une tragédie, et ce qui compte, c’est de voir comment notre individualité, notre humanité – et j’espère celle du public – se met en mouvement pour aider Jeanne à aller mieux, et ces enfants à trouver leur place.

— Nina Birman et Manoâ Varva – Les Enfants vont bien
Image courtoisie Frenetic Films

Il y a l’exemple de la fonctionnaire de la mairie, dont la première réaction est dubitative quant à l’inscription des enfants. Pourtant, même un enfant sans papier doit être scolarisé. Il lui faut un petit temps d’adaptation à la situation, en quelque sorte…

C’est exactement ce qui s’est passé quand j’ai appelé la mairie de chez moi pour en discuter. Au début, c’était pareil : elle me listait tout ce dont elle avait besoin. Jeanne ne possède évidemment pas tous ces documents, puisqu’il y a une disparition volontaire. La fonctionnaire m’a alors dit : « Ah, ça va être compliqué. » Je lui ai répondu : « Oui, mais où est-ce qu’on met les enfants, du coup ? » Et elle a réalisé : « Bah non, en fait, c’est vrai, l’école est obligatoire. »

Encore une fois : ce ne sont pas des robots, pas des machines auxquelles on parle. Ce sont des êtres humains, avec leurs failles, leurs cheminements de pensée, leurs façons de réfléchir. Il était important pour moi que Jeanne se confronte à ces humanités-là. Au lieu de créer des antagonistes – ce qui ne m’intéresse pas ici  –, j’aime me demander comment on interroge notre intimité. Comment on explore un conflit qui est plus intérieur qu’incarné par une personne ou une idéologie.

Bien sûr, si un jour je fais un film sur l’extrême droite, j’aurai un jugement et il y aura des méchant·es, mais ce sera un film différent. Ici, le sujet ne nécessitait pas d’être porté par une représentation du bien et du mal. Au contraire, je voulais explorer cette zone grise où l’on se retrouve quand on ne respecte pas les choix de quelqu’un qu’on aime – ici, le choix de partir – tout en sachant que c’est une personne chère qui a pris cette décision. Est-ce qu’on ne doit pas essayer de comprendre ?

Vous parlez d’intimité, c’est intéressant car elle ne se bat pas vraiment contre l’administration, même s’il y a des obstacles, mais presque davantage contre elle-même. Elle est d’une honnêteté  frappante : elle dit ne pas savoir si elle peut, mais surtout si elle veut. Ce discours n’est pas courant dans la bouche d’une héroïne, au sens de protagoniste centrale d’un film…

C’était important pour moi. Je suis une personne queer, et j’estime nécessaire de représenter d’autres schémas que ceux, très hétéronormatifs, influencés par les normes patriarcales de notre société. On représente souvent des personnages féminins qui sont mères, l’ont été, le deviendront, ou sont dans le soin. Je crois qu’au cinéma, on a encore du mal à dissocier féminité et maternité ; on associe énormément les deux.

Il était donc important pour moi de représenter un couple lesbien. Mais au-delà de cela, cela ne constitue pas la thématique du film. Je crois qu’on a besoin de voir des personnes queers incarnées dans des récits habituellement hétéronormatifs, réservés à des personnages hétérosexuels. J’en avais absolument besoin. Je voulais aussi que ce personnage principal n’ait pas envie d’enfant et ne s’en excuse pas. Elle n’a pas à se définir par une maternité ou par ce désir ; il n’y a pas d’injonction.

C’est peut-être un peu idéalisé : dans la vie, certain·es réagiraient différemment à son affirmation, par exemple face à la juriste. C’est justement pourquoi je voulais un personnage comme Franckie Wallach, qui incarne cette juriste : une personne capable de recevoir cette information – « moi je crois que je n’en ai pas envie » – sans la juger ni lui rétorquer « vous vous rendez compte de ce que vous dites ? ».

Lors du financement du film, certain·es lecteur·rices nous ont dit : « Elle est horrible, pourquoi agit-elle ainsi ? » ou « Elle ne peut pas se comporter comme ça face à ses neveux, c’est impossible » — il y a toujours ces injonctions. D’autres ont dit : « Elle n’est pas très sympa. » En réalité, ce n’est pas qu’elle n’est pas sympa ; c’est simplement qu’elle ne veut pas d’enfant. Ce n’est pas une question de sympathie.

D’autant plus qu’un personnage n’a pas besoin d’être « sympa » pour qu’on puisse le suivre ou se reconnaître en partie en lui…

Effectivement, je ne crois pas que Jeanne soit « sympa ». On me demandait aussi : « Pourquoi sont-elles lesbiennes ? Qu’est-ce que ça apporte à l’histoire ? » Je me disais : « Qu’est-ce que c’est censé apporter ? » On me rétorquait : « Ça complique les choses, ce serait mieux qu’elles soient hétéros. » J’ai du mal à concevoir que si l’on traite explicitement du fait qu’iels sont queers dans un récit, c’est accepté. Mais si ce sont des personnages queers dans un récit qui ne parle pas spécifiquement de ça, alors cela devient « compliqué ». Je trouve cela un peu étrange.

Vous avez réussi à imposer votre point de vue, visiblement…

J’ai simplement dit : « Je ne changerai pas. Il faut qu’on fasse le film comme ça, ou on ne le fait pas. » Je crois que parfois, il faut un peu leur faire peur. Même si je n’ai pas ce pouvoir, n’étant pas un réalisateur installé, je pense qu’il est important d’affirmer : « si on ne fait jamais les choses comme on le souhaite, on ne changera jamais les récits, on n’interrogera jamais les schémas établis. »

Oui, j’aurais été triste de ne pas faire le film. Mais je crois que j’aurais été encore plus compromis en faisant des concessions. J’aurais été encore plus triste de réaliser un film qui ne me ressemble pas, avec des personnages qui ne me ressemblent pas. J’avais envie de m’y reconnaître. Pour ma part, je ne sais pas si je veux des enfants, mais je comprends Jeanne. Je comprends que du jour au lendemain, on lui mette des enfants dans les bras alors qu’elle n’en a pas envie. Pourquoi serait-elle obligée de les accepter ? Pourquoi est-ce si horrible que ça, de dire non ? C’est cela, pour moi, le cœur du film.

Elle ne devient pas leur mère de substitution. Elle devient leur tante, elle devient un parent. C’est la place qu’elle trouve. Mais c’est marrant : lors des lectures, beaucoup de gens disaient : « C’est trop beau, comme elle devient leur mère et comme son instinct maternel se dévoile. » Mais non, elle ne devient pas leur mère. Elle se met à subvenir à leurs besoins, et elle trouve cette place de parent. Je crois que notre société, très hétéronormée, organisée autour du schéma de la famille nucléaire, a du mal à accepter une famille sans représentation paternelle et maternelle,

En parlant de maternité, la juriste que Jeanne consulte au début du processus – et à qui elle avoue ne pas être sûre de vouloir cette responsabilité – est elle-même enceinte. C’est un détail intéressant…

C’est arrivé tout à fait par hasard. Franckie Wallach, la comédienne, est une amie que j’adore et que je voulais absolument dans le film. Au moment du casting, elle n’était pas encore enceinte. Elle n’a ensuite pas osé me l’annoncer tout de suite ; elle m’a dit plus tard : « J’avais peur que tu ne me prennes plus. » Je me souviens lui avoir dit, pendant son audition, qu’elle avait bien compris Jeanne parce qu’elle aussi ne voulait pas d’enfant… et elle avait acquiescé ! Puis elle m’a demandé : « Est-ce que ça te dérange ? On peut cacher mon ventre ? »

Je me suis alors dit que c’était intéressant, justement. Cela ne crée pas une opposition binaire entre celles et ceux qui veulent des enfants et celles et ceux qui n’en veulent pas. C’est une ligne bien plus floue.

Et surtout, ce n’est pas parce qu’elle est enceinte qu’elle est incapable de comprendre que quelqu’un puisse ne pas en vouloir…

De la même manière, on peut ne pas avoir envie de partir tout en comprenant peut-être le choix de Suzanne. Je crois que c’est ça, dans la vie : il s’agit d’essayer de comprendre les autres et d’interroger notre propre empathie. Comment remettre l’empathie au centre ? Se demander : « Qu’est-ce que je peux comprendre chez l’autre ? »

Il y a des choses qu’on n’a pas besoin de comprendre, et d’autres qu’on n’a simplement pas envie de comprendre. Et ça, c’est normal. Mais je crois que certaines situations nécessitent malgré tout qu’on s’interroge.

Justement, vous dites qu’« on n’a pas besoin de comprendre ». C’est d’ailleurs la juge qui est extraordinaire avec cette phrase : « Parfois on peut laisser les gens qu’on aime par amour. » Elle semble réveiller quelque chose en Jeanne, et aussi la libérer un peu, dénouer un nœud en elle…

Oui, tout à fait. Cette réplique vient directement de la juge aux affaires familiales que j’ai contactée, qui était extraordinaire. Je lui ai demandé de faire un entretien où je jouerais le rôle de Jeanne. Je lui avais d’abord expliqué le contexte de la scène, ce qui m’a permis de saisir son vocabulaire et de comprendre le déroulé d’une audience. On a simulé l’audience, et c’est elle qui a lancé : « Est-ce que vous pouvez imaginer qu’elle est partie par amour ? » Cette phrase est venue d’elle, naturellement. Je l’ai interrompue pour lui demander : « Attendez, mais vous lui diriez vraiment ça dans la vie ? » Elle m’a répondu : « Bah oui. — Mais lors d’une audience, vous pouvez dire ça ? — Bah oui, une audience, il y a un protocole à suivre mais il n’y a pas de dialogues écrits à l’avance. On réagit à la personne en face de nous. C’est une situation très particulière, et je sens que cette personne est bloquée. J’ai donc envie de l’interroger sur ce qui semble la bloquer. »

Le but n’est pas de comprendre précisément pourquoi, mais de questionner le pourquoi. C’est se demander : « Quelles sont les possibilités derrière ce départ, et qu’est-ce qui a pu le provoquer ? »

La cause matérielle et précise, on ne la saura pas. Mais peut-être l’a-t-elle fait pour protéger ses enfants. Je sais que c’est moralement complexe à saisir, mais je trouve cela passionnant.

Je crois que cela ouvre un débat. Je le vois déjà dans les réactions à la bande-annonce : certain·es disent : « C’est impossible d’abandonner les gens par amour ; quand on aime, on n’abandonne pas. » Si le film peut interroger cette idée, je trouve cela très intéressant.

— Camille Cottin et Monia Chokri – Les Enfants vont bien
Image courtoisie Frenetic Films

C’est vrai que c’est quelque chose de contre-intuitif…

C’est effectivement contre-intuitif, mais je ne crois pas que ce soit une vérité définitive. On peut changer, évoluer et se dire que c’est une possibilité. Peut-être qu’une partie de Suzanne s’est dit : « Ils seront mieux avec Jeanne. » Bien sûr, elle a le droit de se raconter cette histoire… si c’est bien celle qu’elle s’est racontée. Mais peut-être pas, en fin de compte (rires).

Vous avez des cadres très précis, vous jouez avec les perspectives et les profondeurs de champ. On note des plans tantôt rapprochés, tantôt larges, selon les situations et une caméra presque enveloppante. Vous utilisez aussi beaucoup les reflets, les miroirs, les transparences. Pouvez-vous nous parler de ce travail ?

Plusieurs éléments entrent en jeu. Il y a d’abord ma découverte du cinéma d’Edward Yang (Prix de la mise en scène au Festival de Cannes 2000 pour Yi Yi, que l’on peut voir à la Cinémathèque suisse dans sa version restaurée les 13 et 28 décembre 2025 ; N.D.A.), qui a véritablement changé ma perception. Quand j’ai vu Yi Yi, A Brighter Summer Day ou Taipei Story, ces films m’ont bouleversé et m’ont fait comprendre l’importance des plans larges, de prendre de la distance et de laisser de l’espace aux personnages. Avant, je pensais qu’il fallait être au plus près des gens pour que le spectateur ou la spectatrice les comprenne. Mais je ne crois plus que tout passe par le visage. La présence des corps, leur incertitude, leur façon d’occuper l’espace, je trouve cela profondément émouvant. On peut questionner notre empathie pour un personnage en le voyant dans son intégralité, et pas seulement à travers les expressions de son visage. C’était une idée qui m’intéressait.

Il y avait aussi cette volonté que le film soit comme hanté. C’est un drame, pas un film d’horreur, mais j’aimais l’idée qu’il soit habité par l’absence de Suzanne. Déjà lorsqu’elle est présente, elle est filmée à travers des portes ou des miroirs ; on n’a pas vraiment accès à elle. Elle est presque fantomatique, car c’est celle qu’on ne comprend pas. Ensuite, j’ai voulu que son absence s’incarne à l’écran par des cadres un peu trop larges, comme s’il y avait de la place pour elle, mais qu’elle n’y était pas. Parfois, on filme les personnages de l’extérieur, et peut-être que c’est elle qui les regarde. D’autres fois, on se trouve dans une pièce adjacente, et peut-être que c’est elle dans cette autre pièce. C’est aussi la position du public, entre deux mondes : celui de celle qui est partie et celui de celles et ceux qui sont resté·es. Cette idée me plaisait.

Et ça, ça m’intéressait aussi beaucoup de me dire c’est quoi attendre quelqu’un et comment on incarne l’attente, comment on incarne l’absence. C’est l’attente et l’absence. C’étaient les deux leitmotivs qui ont dicté le découpage.

Les surcadrages ont aussi un aspect graphique que je trouve très beau. J’aime les caméras fixes, qui laissent le temps au spectateur ou à la spectatrice de se poser. C’est un film sur l’absence, sur l’attente. Je voulais interroger cette façon d’appréhender le temps. Beaucoup de scènes sont tournées en un seul plan, assez long. Cela permet d’explorer ce que signifie attendre quelqu’un, et comment incarner cette attente et cette absence à l’écran. Ces deux notions étaient les leitmotivs qui ont dicté le découpage.

En même temps, je crois qu’il est important de se rapprocher parfois, d’accéder à l’intériorité d’un personnage. Pour Jeanne, par exemple, il fallait prendre le temps d’être avec elle, pour elle. Pour chaque scène, je questionne le dispositif. Bien sûr, il doit y avoir une cohérence d’ensemble, mais je pense aussi que chaque scène nécessite une intention propre et de réinventer la place de la caméra.

Vous parlez de prendre son temps. Aujourd’hui, le montage est souvent assez « clipesque ». Vous, au contraire, vous laissez les choses se dérouler tranquillement, y compris dans des moments où il ne se passe pas grand-chose, et ce sans que cela ne devienne jamais ennuyeux. Est-ce que cela a posé problème auprès des producteur·rices, car au cinéma, c’est aujourd’hui assez osé de laisser du temps au temps…

C’est vrai qu’à la lecture du scénario, je pense que cela se sentait un peu moins. Les distributeur·rices, par exemple, ne s’attendaient pas à ce que les plans durent aussi longtemps. Pourtant, le scénario faisait déjà 120 pages, avec des enjeux très intimes et sans grands bouleversements extérieurs. Dès la première lecture, certain·es ont évoqué la nécessité d’antagonismes plus marqués, suggérant par exemple que le personnage devrait davantage envisager de placer les enfants, pour créer un sentiment de danger. Mais je trouvais cela artificiel. Ce danger, Jeanne allait s’exprimer autrement. Je pense que chaque histoire nécessite ses propres péripéties, sans qu’on ait besoin d’y ajouter des éléments forcés.

Je trouve par exemple Yi Yi d’Edward Yang prodigieux de ce point de vue : il ne force jamais l’histoire. Je l’ai revu en salle récemment, et cela m’a de nouveau bouleversé ; c’est d’une grandeur incroyable. Cela m’a confirmé que le public est en réalité plus intelligent qu’on ne le croit. Il faut arrêter de le prendre pour un·e imbécile. Je crois que les gens sont patient·es et parfaitement capables de regarder un film sans être constamment pris·es par la main. Si on nous materne trop, on finira par se comporter comme des enfants.

Vous connaissez certainement le test de Bechdel (outil simple pour évaluer la représentation des personnages féminins dans une œuvre de fiction qui  repose sur trois critères ; N.D.A.). Ici, on pourrait presque dire que votre film ne le passe pas, mais à l’envers, pour les hommes…

(Éclat de rire) Ce n’était pas une volonté contre les hommes. Mais effectivement, je trouve frappant que 99 % des œuvres échouent à ce test lorsqu’il s’agit de femmes qui parlent d’autre chose que des hommes. Heureusement, cela évolue. Pour ce film, je voulais vraiment que ce soit une histoire centrée sur des femmes et des enfants. J’avais envie d’un univers dans lequel je me sente bien, et qui représente d’autres types de personnes.

C’est d’ailleurs intéressant : lors de nombreux débats en projection, une personne – souvent plus âgée – lève régulièrement la main pour demander : « Mais où sont les hommes ? » Je trouve cela fou qu’ils se mettent à nous manquer dans un film car on est habitué à les voir tout le temps partout ailleurs. Personne ne s’interroge sur l’absence des femmes dans des films comme Le Seigneur des anneaux, où leur présence à l’écran est très limitée. Mais dès qu’on réalise un film avec un seul personnage masculin, tout notre monde semble déstabilisé.

On a toujours demandé aux femmes de faire l’effort de s’identifier à des récits très masculins, et elles l’ont fait, sans que cela ne pose problème. Je pense qu’on peut aujourd’hui demander aux hommes de faire le même effort – et je suis convaincu qu’ils en sont parfaitement capables.

de Nathan Ambrosioni; avec Camille Cottin, Monia Chokri, Manoã Varvat, Nina Birman, Juliette Armanet, Guillaume Gouix, Frankie Wallach, Myriem Akeddiou, Tania Dessources; France; 2025; 111 minutes.

Malik Berkati

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