Locarno 2021 Compétition internationale – Nebesa (Heavens Above) de Srdjan Dragojević : mise en scène brillante d’un saint diabolique qui tend un miroir au monde
Stojan (Goran Navojec) est un bonhomme, dans les deux sens du terme : il est simple et gentil, il a bon cœur, il ne ferait pas de mal à une mouche, il vit sous le joug de sa femme Nada (Ksenia Marinkovic) et, s’il est un peu pataud, il est extrêmement délicat avec sa fille comme avec ses grandes et grosses mains qui façonnent au millimètre une miniature de leur ancienne ferme. C’est que Stojan et sa famille sont des réfugiés qui vivent dans une zone insalubre de la ville avec d’autres rejetés de la société, les Rroms. La misère est telle que pour se rendre à la salle d’eau, chacun amène sa propre ampoule. Un jour, Stojan se rend à la salle de bains et, en mettant son ampoule, reçoit une décharge qui lui fait apparaître un halo au-dessus de sa tête. Impossible de faire disparaître cet anneau de lumière et, après avoir effrayé sa femme, superstitieuse et dévote, il devient rapidement l’attraction du quartier, représentant pour certain.es un saint, pour d’autres le diable. Ceci n’est pas du tout au goût de Nada ; la marâtre acariâtre n’aura de cesse, sur les conseils d’un prêcheur star de la télévision, de faire pécher son mari afin que son aura disparaisse. Stojan, communiste convaincu, perdu dans cette situation, commence à aller à l’église afin de parler avec Dieu et lui demander de reprendre ce qui lui appartient. Petit à petit, péché sur péché concoctés par sa femme, Stojan passe du désespoir à la rage : il n’est pas entendu dans sa volonté de revenir à sa situation d’antan, il n’est pas puni pour ses péchés, il se met à défier les cieux et devient un sinistre criminel pour finir par asseoir sa position dans la société jusqu’aux plus hautes instances.
Le genre cinématographique choisit par Srdjan Dragojević est la comédie noire, qui s’obscurcit à mesure que l’histoire avance et que l’on s’enfonce dans la fange de l’humanité – on rit de bon cœur pendant le premier tiers du film, on commence à rire jaune ou nerveusement par la suite. L’arc narratif est celui du réalisme parabolique à travers trois histoires d’une même famille qui s’étend sur trois décennies : 1993 celle du péché, 2001 celle de la grâce et 2026, celle du Veau d’or. L’humour noir commence déjà par cette frise temporelle, les quelques minutes précédant l’annonce de l’ère du péché sont intitulée Le paradis – elles posent le décor du bidonville…
Les histoires qui jalonnent ces décennies font apparaître de nombreux personnages qui se croisent, s’entremêlent et dont les destins influencent ceux des autres. Les événements, absurdes au début, deviennent de plus en plus étranges et déjantés au fil du film, la violence se transforme en sauvagerie, le loufoque en grotesque brut et brutal. Rien de plus efficace pour débusquer les côtés les plus sombres des corps sociaux. Le réalisateur serbe pose la question de la nature de Dieu et des Écritures, du choix de la société post-communiste entre le Dieu d’amour et de miséricorde versus le Dieu qui demande des sacrifices et punit ses ouailles, des miracles comme signes de la grâce de Dieu ou de la tentation du diable. Ce miroir tendu à la période de transition d’un monde aux structures socialistes à celui de démocratie illibérale se prolonge dans la frise chronologique jusqu’en 2026 pour mieux l’ancrer dans le présent.
Dans cette perspective, le Veau d’or qui atteint son apogée gloutonne dans la dernière partie est parfaitement universelle, tant du point de vue des systèmes politiques que des religions : partout dans le monde, les idoles, l’argent, la gloire, les egos cannibalisent la vie et ses représentations. Le réalisateur va au bout de son raisonnement dans une dernière scène implosant de couleurs, régurgitant tous les excès du capitalisme de la finance. Srdjan Dragojević n’y va pas de main morte et appuie sans hésiter là où cela fait mal, il accroche délibérément la limite des tabous, infuse le malaisant, mais ne provoque pas pour provoquer, au contraire, sa démonstration est brillante puisqu’écho au cynisme de ce monde.
De Srđan Dragojević; avec Goran Navojeć, Ksenija Marinković, Bojan Navojeć, Miloš Samolov, Nataša Marković, Sana Kostić, Radoslav Milenković; Serbie, Allemagne, Macédoine du nord, Slovénie, Croatie, Monténégro; Bosnie-Herzégovine; 2021; 122 minutes.
Malik Berkati, Locarno
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