Locarno 2023 : La cinéaste romaine Laura Luchetti porte sur le grand écran de la Piazza Grande la nouvelle de Cesare Pavese, La bella estate. Rencontre
Le dernier long métrage de Laura Luchetti, La bella estate, a séduit le président du Festival de Locarno, Marco Solari, qui s’est dit « très touché par ce film très réussi et empli d’émotions. »
La bella estate entraîne le public en 1938 à Turin. La caméra de Laura Luchetti suit le quotidien de la jeune Ginia (Yle Vianello) qui, venue de la campagne avec son frère, vient de s’installer à Turin. Petite main dans un atelier de couture, Ginia est en quête d’aventures et se lie d’amitié avec la sensuelle Amelia (Deba Cassel) à la beauté affolante et sculpturale. Au fil de leurs ballades et de leurs soirées, les deux jeunes femmes sont de plus en plus proches. Grâce à l’apparente liberté d’Amelia, Ginia découvre le monde fascinant de la bohème turinoise et se lie avec un peintre pour lequel elle souhaite poser. Amelia est modèle et semble avoir posé pour tous les artistes qui peuplent les nuits turinoises. Fascinée par cette femme sensuelle, libre, différente de toute autre personne qu’elle côtoie, Ginia a envie de se libérer de son carcan éducationnel, d’écouter son for intérieur, de suivre ses pulsions et ses passions pour devenir celle qu’elle sent au plus profond de son être.
Au cours de son bel été, Ginia cède à son premier grand amour, célébrant le courage d’être vraiment elle-même au grand dam de la directrice de l’atelier de couture – un cadre qui permet à Maria Cristina La Parola de faire des merveilles dans les costumes – et de son frère, Massimo, (Gabrielle Graham Gasco). Les décors sont magnifique : le film a été tourné entièrement dans le Piémont, à Turin mais aussi dans la région des lacs d’Avigliana et de Carignano, des lieux mis en valeur par la lumière délicate et la touche picturale de Diego Romero Suarez Llanos.
Présenté en avant-première gratuite au Cinéma Nazionale de Turin le vendredi 4 août, La bella estate a été projeté en même temps sur la Piazza Grande au Festival de Locarno. Laura Luchetti, présente à la Magistrale, ancien couvent devenu école et dont le cloître accueille les invités du festival – , a expliqué comment elle s’est retrouvée à adapter une nouvelle de Cesare Pavese, et a parlé de la distribution, de la jeunesse dans les années trente, de l’importance de la nature de son cinéma, de l’amour et du corps des femmes, de sa passion pour l’art, entre autres. Rencontre avec Laura Luchetti.
Votre film est basé sur la nouvelle La bella estate (Le Bel Été) de Cesare Pavese, publiée en 1955; comment vous êtes-vous décidée à porter sur grand écran cette nouvelle ?
Il y a des coïncidences incroyables : Cesare Pavese est un auteur que j’aime beaucoup, que j’avais relu il y a quelques mois à peine, je ne sais pas pourquoi j’avais repris les tomes et relu La bella estate et on m’a proposé d’en faire un film! J’ai immédiatement accepté, tout en sachant le défi que cela représentait. J’ai essayé d’aborder son livre avec un élan d’amour et un peu de peur. La grandeur de celle nouvelle est de relater le problème universel du choix. Dès la quatorzième relecture de son court roman, j’ai commencé à voir les jeunes vêtus de salopettes et de t-shirts. Ces jeunes gens sont habillés, grâce à la merveilleuse recherche sur les costumes d’époque mais ils pourraient facilement vivre en 2023. Il fallait conserver l’atmosphère dépeinte par Cesare Pavese dans sa nouvelle et parvenir à la retranscrire sur grand écran avec humilité.
L’atmosphère de Turin dans les années trente vous a-t-elle immédiatement inspirée ?
À cette époque-là, c’était toujours la fête. Il suffisait de sortir et de traverser la rue pour se divertir et tout était beau, spécialement la nuit, lorsqu’on rentrait, mortes de fatigue, on espérait encore que quelque chose allait se passer, que le jour allait venir soudain et que tout le monde sortirait dans la rue et que l’on pourrait marcher, marcher jusqu’aux champs pour y danser, boire et s’amuser. Ginia, une jeune ouvrière de Turin, vit son adolescence comme une « fête » : elle se promène avec ses amies, va danser dans les collines, se mire dans les vitrines pour se voir femme. Amelia, plus mûre et plus délurée, l’introduit dans un milieu de peintres où elle pose nue pour Guido. La bella estate n’est pas le récit de l’innocence car on sent déjà les prémices d’un drame : la guerre gronde.
Pouvez-vous nous parler des éléments qui vous ont inspiré dans les thématiques comme dans le genre de la nouvelle ?
J’ai vraiment pris cette proposition des producteurs comme un signe du destin, aussi parce qu’il y a tous les ingrédients pour me passionner : les thèmes de l’adolescence, de l’amour, de la découverte de son identité qui me sont chers, de Fiore Gemello (2018) à la série Nudes (2020). Au début, j’avais très peur de ce monde mélancolique et murmuré, et je le suis toujours. Mais cette histoire d’un corps qui explose, de deux filles qui décident qui et comment aimer, le désir d’enquêter sur la jeunesse étaient quelque chose que j’ai trouvé irrésistible.
Vous avez travaillez sur les corps comme les peintres du film et ils semblent poser pour vous : comment avez-vous travaillé avec les jeunes interprètes ?
Le résultat de mon film un Bildungsroman classique et puissant, une histoire de garçons et de filles à la recherche d’une place dans le monde, dans lequel leurs désirs, le désir d’être eux-mêmes, la recherche du bonheur même en dépit des conventions jaillissent du cadre d’un film élégant en costume, devenant chair vivante. Le tout utilisant comme pierre angulaire le sentiment entre deux jeunes femmes qui évolue, sans limites sociales ou morales. Ces jeunes me rappellent ma propre fille et ses questionnements. Ginia se cherche, aime un homme puis une femme. Toutes ces questions sur son être et sur ses préférences sont des questions universelles qui traversent les époques. Aujourd’hui, les jeunes sont plus libres d’en parler mais ils se sont toujours posé ces questions et se les poseront toujours. Le sujet de la nouvelle comme du film est un thème très actuel, mais il a été pensé il y a de nombreuses années.
Vous soulignez que les questions que se pose cette jeunesse sont universelle, c’est un âge de la vie qui vous passionne?
La belle estate distille des histoires évocatrices et en même temps incroyablement modernes, parce que ces femmes se battent contre un monde qui ne les reconnaît pas, qui ne les reconnaît pas. Cet univers des années trente n’est pas si éloigné du monde actuel. J’ai trouvé un casting qui s’est confié à moi, livrant sa chair au journal de Pavese et faisant vivre ces pages avec moi. Tôt ou tard, je devrai aussi aborder le monde des adultes, mais il très ennuyeux, alors qu’à l’adolescence, il y a l’idée de l’avenir et la terreur et l’ambition d’y faire face. D’un autre côté, Pavese a déclaré que la jeunesse était l’âge avec lequel il avait le plus vécu, et pour cette raison, il s’est toujours senti comme un garçon.
Ces jeunes dépeints dans La bella estate sont emplis d’envies, de désir, de projets mais on sent que le contexte socio-politique est en train de changer …
Pour Ginia qui a seize ans, l’avenir semble lui offrir des possibilités infinies mais les ombres de la Seconde Guerre mondiale pèsent sur le présent, pas seulement sur le sien. Ginia, comme tout le monde, veut tomber amoureuse, et trouve son homme en un jeune peintre. Puis d’Amelia, une fille sensuelle et provocatrice un peu plus âgée qu’elle, mais différente de toutes les personnes qu’elle a connues dans sa vie. Ginia est prête à bousculer ses certitudes, cela la conduit à découvrir les milieux artistiques de la bohème turinoise. Ce film raconte l’histoire d’une fille et de son corps en mutation, poussée par le désir d’exister, d’être vue et aimée. Elle se trouve dans ce moment de la vie où l’on devient adulte, où l’on retient son souffle et met en pratique la plus grande liberté : choisir comment aimer.
Le désir est très important…
La bella estate devient ainsi un conte sur la représentation et surtout sur le fait d’être vu et le désir d’être vu par les autres, d’exister. C’est Instagram, c’est TikTok. Je dis souvent à ma fille : ton corps est ton ultime arme politique.
Dans votre film, l’utilisation d’éléments naturels est vraiment importante, la nature devient quasiment un protagoniste à part entière. Par exemple, la campagne que le frère de Ginia lui rappelle fréquemment en parlant de leurs racines, ou l’eau qui est un élément purificateur, quand Amelia saute dans le lac. Êtes-vous d’accord si je dis de vous que vous êtes une cinéaste naturaliste ?
Oh, oui ! Tout à fait, je suis contente que me mettiez dans cette catégorie. Je me sens complètement naturaliste. Quant à l’eau, je vous remercie d’avoir remarqué ce détail très subtil. La terre représente le lieu de nos racines, c’est la terre sur laquelle nous nous appuyons et qui nous fait vivre et c’est aussi une belle paraphrase de la vie : chaque petit détail, même les insectes dans les sous-bois, sont importants, ont leur propre voix.
Votre photographie est très picturale et rappelle certains tableaux des classiques italiens; comment avez-vous travaillé sur la photographie avec Diego Romero Suarez Llanos ?
Diego Romero Suarez Llanos vient du documentaire et il est extraordinaire pour le travail qu’il a effectué, en particulier dans les scènes tournées au bord des lacs et à la campagne. Je le remercie, car il a été très patient avec moi : soudain, je voyais sauter un écureuil ou voleter un oiseau, bourdonner une abeille, je lui demandais aussitôt de filmer. Le fait que ce soit un homme d’expérience lui a été très utile pour travailler avec moi !
Firouz E. Pillet, Locarno
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