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Locarno 2024 – Concorso internazionale : Avec Mond, Kurdwin Ayub poursuit son exploration d’un cinéma de contrastes. Rencontre

[Mise à jour du 17 aoâut 2024: Le film a remporté le Prix spécial du jury de la 77e édition du Festival du film de locarno.]

Après son premier film, Sonne (Soleil), très acclamé dans le monde germanophone et qui lui avait valu le Prix du premier long métrage à la Berlinale 2022, la réalisatrice autrichienne d’origine kurde irakienne, Kurdwin Ayub, revient sur les grands écrans avec son second long métrage, Mond (Lune). Ce film met en lumière des femmes issues de divers horizons, toutes mentalement et physiquement emprisonnées.

— Florentina Holzinger – Mond
© Ulrich Seidl Filmproduktion

Si Sonne explorait le parcours d’une jeune femme musulmane en Occident, Mond renverse le paradigme en mettant en scène une jeune femme occidentale au Moyen-Orient. Sarah (interprétée par Florentina Holzinger), après avoir exploré tous les arts martiaux à un niveau professionnel, voit sa carrière se terminer brutalement dans une cage de MMA (arts martiaux mixtes, un sport de combat dangereux et peu réglementé, où presque tous les coups sont permis, n.d.a.), battue sévèrement par sa concurrente. Ne sachant quoi faire de sa vie et surtout comment la gagner, elle accepte une offre alléchante en Jordanie : devenir entraîneuse personnelle de trois sœurs issues d’une famille riche.

Après les débuts enchanteurs, marqués par son arrivée dans un hôtel de luxe où elle est logée et nourrie pour toute la durée de son séjour, et l’accès à la maison hyper luxueuse de la famille, Sarah se rend vite compte, non pas immédiatement du fossé culturel, mais du fossé de classe qui la sépare de ses élèves, peu motivées à suivre ses entraînements. Des éléments étranges apparaissent également : elle doit signer une clause de confidentialité, elle n’a pas le droit d’accéder aux étages supérieurs de la maison, et lorsque les filles souhaitent se rendre au centre commercial de luxe, elles sont accompagnées d’un garde du corps qui semble autant vouloir les protéger que les surveiller…

Bientôt, Sarah comprend que Nour (Andria Tayeh), Shaima (Nagham Abu Baker) et Fatima (Celina Sarhan) ne sont pas des princesses gâtées, mais en réalité des prisonnières dans leur propre maison vide, peuplée uniquement d’employé·es, de chauffeurs, de gardes du corps, et de leur frère. Ce dernier, qui s’efforce d’être la vitrine sociale de la famille, est lui-même entravé dans ses actions par le bras droit du père, qui le surveille de près.

Petit à petit, l’intrigue du film se déplace du commentaire sur les contrastes culturels et sociaux vers le genre du psycho-thriller. Sarah tente de découvrir ce qui se trame réellement derrière les murs de la maison, tandis que les sœurs cherchent désespérément une issue de secours. La cinéaste prend un malin plaisir à brouiller les pistes, à laisser place à l’interprétation de certains événements et surtout à déconstruire les codes du film occidental qui suppose que le salut provient du centre du système-monde.

Née en 1990 au Kurdistan irakien, Kurdwin Ayub a grandi à Vienne, en Autriche, où ses parents, médecins, ont trouvé refuge après avoir fui la guerre en 1991. Ce parcours a largement influencé son œuvre artistique, notamment à travers ses sujets de prédilection tels que l’identité, les multiples appartenances culturelles et la place dans la société.

Rencontre.

— Kurdwin Ayub
© Neven Allgeier

Dans votre récit, il y a une dynamique de suspense, ce qui est très difficile à rendre car il faut maintenir l’équilibre entre les différents rythmes du récit. Est-ce que vous parvenez à créer cette dynamique dès l’écriture, ou cela se fait-il plutôt au montage ?

C’était déjà dans le script. Dès le début, je voulais instaurer une sorte de suspense, mais aussi adopter une approche très réaliste des événements dans la mise en scène. Mon objectif était de raconter l’histoire d’une combattante qui ne peut pas se battre, car elle est trop passive et n’a pas le courage nécessaire, contrairement aux trois autres jeunes femmes qui, elles, font preuve de courage. Pour moi, il était évident de mélanger ces deux approches afin de déjouer les attentes du public. On a souvent cette image d’une personne blanche, européenne, qui va sauver tout le monde. Mais ici, elle ne le fait pas, car la réalité est bien plus complexe. Je voulais également intégrer des éléments de différents genres, comme le film d’horreur ou le thriller, tout en les inscrivant dans un cadre réaliste.

Mais le rythme se construit-il également au montage ?

Absolument. Nous avons beaucoup coupé au montage, ce qui est courant quand on fait du cinéma. Nous avions énormément de matériel et certaines scènes ou éléments, qui semblaient importants sur le moment, se sont avérés moins essentiels par rapport à l’histoire que je voulais raconter. Nous avons aussi supprimé plusieurs éléments qui relevaient davantage des films de genre. Mon objectif était de trouver le juste équilibre.

Il y a aussi un travail de caméra, parfois très nerveuse, parfois très posée, qui contribue au rythme du film. Comment avez-vous conçu cette partie avec votre directeur de la photographie ?

Je voulais que la caméra ait un aspect plus « brut » en Autriche, avec ce côté « sale » qu’on retrouve parfois dans le cinéma, pour renforcer l’authenticité et la rudesse de l’environnement. Par contre, pour la villa en Jordanie, nous avons choisi des images plus soignées, presque féériques, pour créer un contraste visuel fort entre les deux mondes.

Dans votre film, il est question de cages : une cage dorée qui emprisonne les jeunes femmes jordaniennes, une cage de substance vitale et choisie, celle du MMA pour Sarah. Mais entre ces deux mondes, il y a un élément commun : la cage de la violence sociétale subie par ces femmes. Est-ce que je m’éloigne du sujet ?

Non, vous ne vous éloignez pas du tout du sujet. Il était important pour moi de montrer que les femmes doivent se confronter à la violence, mais qu’il arrive aussi qu’elles l’acceptent, ce qui est paradoxal et fascinant. Pour une raison que l’on ne peut pas vraiment expliquer, Sarah aime se battre dans la cage de MMA, et d’une manière étrange, elle semble aimer sa tristesse. C’est quelque chose que je voulais vraiment mettre en lumière. Quant aux trois sœurs, Nour, Shaima et Fatima, je tenais à montrer comment chacune d’elles fait face à la violence de manière différente. La quatrième sœur, qui choisit de se suicider, opte pour une forme de violence extrême dirigée contre elle-même.

C’est un peu comme un sacrifice…

Oui, c’est un peu une relation d’amour-haine que l’être humain entretient avec la violence qu’il porte en lui.

Qu’est-ce qui vous intéresse dans cette violence intrinsèque ?

Honnêtement, je ne sais pas (rires). Je crois que j’ai moi-même ressenti quelque chose de similaire. J’avais ces sentiments en moi, et d’une certaine manière, explorer cette violence à travers le film, c’est un peu comme une thérapie pour moi.

Sarah trouve une forme de catharsis dans la danse, les trois sœurs dans les soap operas, et pour vous, c’est le cinéma ?

Probablement la violence (rires). Non, plaisanterie mise à part, vous avez raison, le cinéma me permet d’explorer et d’écrire des choses sur ma propre personnalité. C’est quelque chose dont j’ai besoin et que j’aime porter à l’écran.

Vous vous reconnaissez dans tous les personnages ?

Oui, je pense. Je les ai créés, donc bien sûr, il y a une part de moi dans chacune d’elles. Mais il y a aussi des fragments de mes propres sœurs, de mes cousines, de mes amies, et de ce que j’ai observé et ressenti dans ma vie.

Comme on disait, la musique pulsante sert de catharsis pour Sarah, tandis que pour les sœurs, ce sont les soap operas. Ces éléments sont non seulement culturels, mais ils symbolisent aussi les possibilités offertes par ces deux mondes pour se libérer : d’un côté, danser pour se purger, et de l’autre, comme le dit une des protagonistes, se marier pour sortir d’une situation ?

Oui, exactement. Il y a bien sûr des différences culturelles, et je voulais les mettre en évidence. Quels sont les moyens d’échapper à des situations difficiles ? Cette famille est très particulière, bien sûr que toutes les familles jordaniennes ne sont pas comme celle-ci, mais je voulais montrer les problèmes de manière égale. Si vous montrez le sexisme en Europe, il faut aussi parler du sexisme dans des pays comme ceux du Moyen-Orient. Mais je tenais également à montrer que cette partie du monde devient plus libérale sur certains aspects. Toutefois, comme on le voit dans le monde libéral qu’est l’Europe, l’inégalité persiste sur de nombreux points. Par exemple, la sœur de Sarah, qui est une mère dépressive, illustre bien cette réalité.

Sarah est dans la trentaine mais ne semble pas savoir où elle va dans la vie…

Oui, c’est quelque chose de typique chez les millennials, cette difficulté à trouver un chemin clair pour sa vie, cette recherche de soi qui peut durer longtemps.

Florentina holzinger, qui interprète avec à la fois force et finesse Sarah, est une créatrice de théâtre, chorégraphe et performeuse très reconnue en Autriche,  mais c’est son premier rôle au cinéma. Est-ce pour son sens du langage corporel qui vous l’avez choisie ?

J’avais déjà Flo en tête lorsque j’écrivais le scénario. Je la connais personnellement, ce qui m’a permis d’intégrer des éléments de sa personnalité au rôle de Sarah.

Et comment s’est déroulé le processus pour les actrices jordaniennes ?

Cela a été très long et difficile, environ un an. Chaque fois que nous trouvions une jeune femme qui correspondait à ce que nous recherchions, après le casting, elle ne donnait plus de nouvelles. Nous avons compris que pour de nombreuses familles, il était difficile de laisser leurs filles jouer au cinéma. Nous avons découvert que le jeu d’actrice, du moins pour les femmes, était tabou pour de nombreuses familles. Elles venaient apparemment toujours aux castings en secret. Les choses se sont dénouées quand nous avons fait appel à Andria Tayeh pour le rôle de Nour. Elle est connue dans le monde arabe en tant que mannequin et surtout actrice dans une série Netflix (AlRawabi School for Girls ; n.d.a.). Du coup, d’autres actrices se sont présentées.

— Celina Sarhan – Mond
© Ulrich Seidl Filmproduktion

N’avez-vous pas peur que le public occidental soit renforcé dans certaines visions stéréotypées du Moyen-Orient avec cette famille riche, mafieuse, qui enferme ses filles ?

Mon public n’est pas un public sujet aux stéréotypes. C’est un public blanc, privilégié, et cultivé ; il ne va pas se mettre à voter pour des partis d’extrême-droite à cause de mon film. Mon but est de raconter une histoire, de parler de sexisme, et je refuse de m’auto-censurer à cause de l’extrême-droite. Ce serait vraiment étrange, non ? Mais bien sûr, je me suis posé des questions sur cet aspect. En fin de compte, le portrait que je fais de l’Autriche n’est pas très flatteur non plus (rires). Je pars du principe que si les gens qui voient le film tombent dans ces stéréotypes et se retrouvent renforcés dans leurs convictions, c’est qu’ils sont déjà racistes. Et de toute façon, je ne vais pas pouvoir changer leur façon de voir le monde.

Le frère est également pris au piège entre le devoir et l’amour pour ses sœurs…

Exactement. Le frère veut être une bonne personne, il aime ses sœurs, mais il est aussi enfermé dans ce système. Je voulais montrer que les hommes peuvent également être piégés par le patriarcat. Ils ne sont pas exempts de ces dynamiques et peuvent se retrouver pris dans des rôles imposés par la société.

C’est comment d’être multiculturel en Autriche ?

Pour être honnête, j’évolue dans une bulle culturelle plutôt progressiste, et je ne ressens aucune différence de traitement dans l’industrie du cinéma. Mais quand j’étais plus jeune et que je travaillais chez H&M, j’ai vécu beaucoup d’expériences racistes, y compris à l’école. Maintenant, je suis dans un milieu artistique. Mais pour être sincère, si des gens viennent à moi avec des stéréotypes, je pense que moi aussi, je regarde parfois les Autrichiens à travers le prisme des stéréotypes (rires). Jouer avec ces perceptions fait aussi partie de mon travail créatif.

Vous créez des ponts entre vos deux cultures ?

Oui, je suis le produit de deux cultures, et je ne peux pas faire un film qui se concentre uniquement sur les problèmes de la société autrichienne, ni sur ceux exclusivement liés à la société irakienne ou au Moyen-Orient. J’ai besoin de les mélanger.

Est-ce que la fin ouverte mène vers un troisième volet ?

Oui, elle ouvre la voie au troisième volet. Si ce prochain, sur lequel j’ai déjà commencé à travailler, abordera un sujet différent, il s’agira à nouveau d’évasion, de fuite.

Ce sujet a-t-il un lien avec votre propre histoire familiale ?

Oui, probablement.

De Kurdwin Ayub; avec Florentina Holzinger, Andria Tayeh, Celina Antwan, Nagham Abu Bake; Autriche; 2024; 92 minutes.

Malik Berkati, Locarno

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Malik Berkati

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