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Locarno 2024 – Fuori concorso : Fréwaka, second long métrage d’Aislinn Clarke, immerge le public dans un récit pleinement représentatif du folk horror. Rencontre

Récipiendaire du le prix Gold Fellowship for Women de la UK Academy en 2019, la cinéaste irlandaise confirme son talent en détournant une kyrielle d’éléments et d’archétypes issus de la culture irlandaise traditionnelle.

Fréwaka plonge le public au cœur d’un village reculé de l’Irlande où Shoo (Maureen Hughes) est envoyée pour s’occuper de Peig (Bríd Ní Neachtain), une vieille femme agoraphobe qui a peur des sinistres créatures Na Sídhe, les fées de la tradition irlandaise qui s’apparentent à des entités maléfiques. Alors qu’elles deviennent amies, Shoo se laisse consumer par la paranoïa et les rituels de la vieille femme et affronte son passé. Avec Fréwaka, Aislinn Clarke développe une identité irlandaise qui convoque des croyances multiples, entretenues et transmises de génération en génération, et qui se mêlent dans un syncrétisme endémique qui imprègne le quotidien. La réalisatrice a placé haut la barre d’accessibilité pour un public non-irlandais qui doit redoubler d’effort tant par rapport au fond comme à la forme. En effet, la réalisatrice a choisi de recourir à sa langue qui sert à la fois de filtre mais aussi de révélateur à cet univers empli de légendes, de croyances et de religiosité. Selon Aislinn Clarke, « chaque langue porte ses propres perspectives, valeurs et priorités. »

— Maureen Hughes – Fréwaka
Image courtoisie Festival de Locarno

L’écrivaine et réalisatrice irlandaise est titulaire de la bourse d’or pour les femmes de l’Académie des arts et des sciences du cinéma. Elle est également la première Irlandaise à avoir réalisé un long métrage d’horreur, The Devil’s Doorway (2018). Elle a été décrite comme un « véritable talent de genre » par le célèbre critique de genre britannique Kim Newman et comme « l’une des réalisatrices les plus brillantes de tous les temps » par la réalisatrice nominée aux Oscars Lexi Alexander. Elle signe le scénario de son second long métrage.

Majoritairement tourné en irlandais mises à part quelques répliques en anglais, le film s’intitule Fréwaka qui signifie « racines ». Au Festival de Locarno, nous avons rencontré la cinéaste qui nous offre un éclairage précieux sur son travail et sur son film.

Pouvez-vous nous raconter comment vous êtes arrivée au cinéma ?

J’ai toujours été une cinéphile. Mon père a toujours aimé les films, en particulier les films d’horreur et les westerns. Je suis la plus jeune d’une famille de quatre enfants dans une famille catholique. J’ai eu l’occasion de voir très jeune des films d’horreur que les aînés n’avaient pas vu. Adolescente, je faisais des films d’une manière ou d’une autre. Quand je suis allée à l’université, j’ai d’abord étudié l’anglais, moins d’un mois, puis je me suis tournée vers le cinéma que je voulais vraiment étudier. Je pensais que je ne trouverais jamais de travail dans ce domaine mais j’ai décidé de suivre cette formation. J’ai fait un master en cinéma. Il m’a fallu beaucoup de temps pour arriver au stade de la réalisation d’un long métrage. J’ai travaillé dans la télévision pendant plusieurs années. J’ai au travaillé à la radio, et dans le théâtre pendant environ huit ans. Tout cela m’a été utile pour développer ma voix en tant que réalisatrice.

Quelle est la genèse de votre second film et comment décririez-vous en quelques mots l’histoire de Fréwaka ?

Il y a quelques années, j’ai fait mon premier film, The Devil’s Doorway et c’est l’un des producteurs qui m’a demandé si je souhaitais faire un film en irlandais. C’est ainsi que j’ai décidé de tourner directement en irlandais plutôt que de le faire en anglais puis le traduire. Quant à l’intrigue, c’est l’histoire d’une vision originale du folklore irlandais et de l’Irlande contemporaine, explorant la tension qui existe entre le passé et le présent, le personnel et le public.

Vous avez choisi de tourner en irlandais ; ce choix a-t-il été immédiat, dès l’écriture du scénario ?

J’ai été élevée avec la langue irlandaise et cela me paraissait naturel. Une fois que j’ai accepté la proposition, j’ai réfléchi à quelle serait la meilleure façon d’utiliser l’irlandais : de quoi je parle ? Qu’est-ce qui est important en termes de notre identité, de notre histoire et de notre avenir ? Dans le film, nous avons deux personnages, Peig et Shoo, qui représentent deux types d’Irlande très différents.

Pourriez-vous nous donner la définition du titre, qui semble multiple dans le vocable irlandais en comparaison à celui anglais ?

Le mot a tellement plus de poids en irlandais qu’en anglais. En irlandais, la sensation est complètement différente. Il évoque la terre battue par la pluie, les racines épaisses et enchevêtrées, vieux et noueux. Le mot anglais est délicat en comparaison avec le vocable irlandais qui englobe les racines tendres d’une violette versus les racines intraitables qui se dressent entre les agriculteurs et aucun espoir de planter. Donc, dans ce film, le mot évoque des thèmes importants : traumatisme générationnel, dépendance à des substances, problèmes de santé mentale.

La rencontre entre ces deux femmes va réveiller les vieux démons que chacune porte en elle ?

Ces deux femmes sont à la fois très similaires et très différentes. Elles appartiennent à deux générations distinctes. Shoo est citadine, moderne, progressiste, libérée alors que Peig appartient à ce monde rural, conservateur, religieux et pratiquant, empreint de superstitions. L’histoire est celle de réalités changeantes, dans lesquelles deux personnages principaux sont attirés l’un vers l’autre jusqu’à ce qu’on soit inextricable de l’autre. Le public se demande ce qui est réel et ce qui ne l’est pas tout au long du film et, à la fin, quand Shoo est perdue face aux fées et que sa petite amie Mila plaide pour son retour, nous ne savons pas ce qui correspond à la réalité. Fréwaka est un film sur le traumatisme comme héritage. La difficulté à comprendre le traumatisme d’autrui sur le plan personnel, la difficulté de communiquer traumatisme à travers des clivages comme l’âge et le sexe. Enfin, il s’agit du traumatisme qui vient de l’histoire et est ancré dans une culture issue de cette histoire, comme une pierre incrustée dans l’écorce d’un arbre.

Les hommes sont quasiment absents de votre film si ce n’est dans la scène initiale qui remonte à plusieurs décennies lors d’un mariage. Lors d’une conversation avec Shoo, Peig affirme que tous les rites sont « une question de femmes » : la naissance, les mariages, la mort. Considérez-vous votre film comme féministe ?

J’ai décidé assez tôt que je voulais raconter une histoire du point de vue de deux femmes irlandaises qui ont leurs propres traumatismes héréditaires. Les femmes ont tellement subi de violences à travers les âges et sans que cela ne soit dit ni montré. Cela dit, je ne voulais perpétuer aucune attente concernant les normes de genre en particulier. Comme dans de nombreuses cultures, les rites de passage et les cérémonies qui y sont liées tout comme les accouchements et la préparation des défunts sont des tâches qu’exécutent les femmes. Leur rôle est fondamental et les femmes sont des piliers des sociétés. Mais, malheureusement, elles ne sont pas reconnues pour leurs compétences et les tâches qu’elles accomplissent. Il est ici aussi question du tabou des violence commises contre les femmes en Irlande. C’est aussi ma propre expérience des femmes en Irlande. Pour moi, Peig ressemble vraiment à une personne que je connais, qui est plutôt piquante et drôle. Beaucoup de femmes irlandaises sont très polies en public mais, intérieurement, elles crient, elles sont drôles, irrévérencieuses et parfois grossières et c’est tellement rafraîchissant. Je ne voulais pas perpétuer l’idée d’une vieille femme polie, elle n’est absolument pas comme ça et ce n’est pas son métier de l’être. L’idée était d’être fidèle aux personnages, de pouvoir croire en eux.

— Aislinn Clarke réalisatrice de Fréwaka
Image courtoisie Festival de Locarno

Vous mentionnez les violences faites aux femmes en Irlande, autrefois comme de nos jours; pourriez-vous nous en dire plus ?

En travaillant sur mon précédent film, j’ai découvert une foule de choses horribles commises envers les femmes et le mal commis par des hommes au nom de l’avidité et au nom de la religion en Irlande du Nord. Ici, les actes ignobles font référence aux tristement célèbres « Magdalene Laundries » (blanchisseries de la Madeleine), où les filles et les femmes, auxquelles on arrachait les enfants, étaient contraintes au travail d’esclave.

Un de protagonistes qui joue un rôle fondamental est le lieu, la maison de Peig : comment l’avez-vos choisi ?

En effet, le lieu était très important et je l’ai trouvé facilement car c’est un lieu proche de celui où vit ma famille. Il était très important que le lieu puisse exprimer tous ce qui se développe dans la relation entre Shoo et Peig, que ce soit réel, féérique ou horrifique. Le lieu fait partie intégrante de l’expérience de Fréwaka. Alors que Shoo s’enfonce plus profondément dans le village et la maison, elle devient de moins en moins fiable en tant que narratrice de sa propre vie. L’histoire est celle de réalités changeantes, dans lesquelles deux personnages principaux sont attirés, jusqu’à devenir inextricable l’une de l’autre. Le public se demande ce qui est réel et ce qui ne l’est pas tout au long du film comme à la fin, quand Shoo est perdue face aux fées et que sa petite amie Mila plaide pour son retour. C’est un film sur le traumatisme. Shoo commence à douter des choses qu’elle voit et entend et le public devrait aussi le faire. Shoo est en proie à un traumatisme passé, mais elle est encore plus troublée par l’effet qu’il a dans le présent – ​​cela affecte sa relation, sa carrière, sa capacité à fonctionner. Elle doit réconcilier le passé avec le présent pour avoir de l’espoir, mais est-elle capable de ça ?

Votre film oscille entre le film d’horreur et le fantastique ; si on le classe dans le sous-genre folk horror, cela vous convient-il ?

Il existe un certain snobisme à l’égard du genre parmi les cinéphiles au sens large. Ils classent les films d’horreur en catégories : il y a l’horreur élevée, les bons et les mauvais, ce qu’ils ne font pas avec d’autres genres comme la comédie, par exemple. Personnellement, je ne veux pas être catégorisé comme réalisatrice d’horreur uniquement parce que je ne pense pas que ce soit la seule chose que je ferai. Pour moi, il s’agit de l’histoire, de la façon dont j’aborde le monde et de savoir si je pense ou non pouvoir faire quelque chose de tangible avec l’histoire que j’ai en tête. C’est ce qui me vient en premier, plutôt que le genre.

Avez-vous toujours nourri une passion pour le horror folk ?

Quand j’étais enfant, le vendredi soir, je louais des cassettes vidéo et je regardais des films d’horreur. Très tôt, c’est devenu une évasion parce que j’étais une enfant assez anxieuse, effrayée par tout, le monde réel me faisait peur, c’était trop chaotique. Au contraire, les films d’horreur ont créé une sorte de monde contrôlé, car même les choses horribles qui s’y déroulent peuvent être comprises. Pour moi, ils sont devenus quelque chose de réconfortant. Ceci étant dit, je ne dirais pas que je ferai uniquement des films d’horreur, mais j’ai tendance à valoriser le côté sombre des choses.

Comment vivez-vous la présence de votre film au Festival de Locarno et quel accueil attendez-vous du public ?

Je me réjouis que Fréwaka y soit projeté. J’espère que mon film pourra côtoyer certains des grands films d’horreur non anglophones de la dernière décennie comme Under the Shadow (2016) ou Tiger Stripes (2023) d’Amanda Nell Eu où la protagoniste rentre seule à la maison la nuit, et voit dans les arbres un tigre la fixer, sans en être effrayée. À l’instar de ces films, Fréwaka comprend mais subvertit les attentes culturelles du pays dans lequel il est placé ; il introduit des éléments de la société, de la justice et traite des questions contemporaines de santé mentale, y compris le SSPT (le syndrome de stress post-traumatique; n.d.a.), les traumatismes et l’anxiété, sans jamais oublier que les personnages sont remplis de la texture d’une humanité désordonnée. A travers le folk horror, je pense que mon film a un langage universel et peut être compris de tout le monde.

Firouz E. Pillet, Locarno

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Firouz Pillet

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