Locarno 2024 – Concorso internazionale : Sulla terra leggeri (Sur la terre, légers) de Sara Fgaier – À l’amour, à la mort
Il existe une belle expression latine, sit tibi terra levis, utilisée aujourd’hui encore, notamment en Afrique, pour rendre hommage à un défunt : « Que la terre lui soit légère ». Dans l’histoire racontée par la cinéaste italo-tunisienne Sara Fgaier, il est difficile de dire si la terre est légère pour la défunte au cœur du récit, mais elle semble engloutir la mémoire de son mari.
Gian, professeur d’ethnomusicologie, vient de perdre sa femme, un choc qui provoque chez lui une amnésie partielle : tous les souvenirs liés à sa femme se sont effacés, y compris ceux de leur fille, Miriam, qu’il ne reconnaît plus. Pour ne pas le laisser errer seul dans les ténèbres de sa mémoire, Miriam emménage avec son fils Elyas dans l’appartement familial. Désemparée face à cette situation, elle suit les conseils d’un médecin qui la met en garde contre les dangers de forcer la mémoire. Plutôt que d’insister, elle décide de lui confier ses journaux intimes, espérant qu’en les lisant, il pourra peu à peu reconstruire son passé.
Ce dispositif narratif, a priori classique, se révèle surprenant. D’abord par la résistance de Gian face à cette lecture et à cette immersion dans ses archives — il ira même, dans un geste désespéré, jusqu’à brûler des photos trouvées dans ses carnets, incapable de reconnaître, parmi ces visages féminins, celui de sa bien-aimée. Ensuite, par les éclats de souvenirs du passé qui surgissent de manière non linéaire au fil de la lecture, parfois répétitifs mais avec de légers décalages. Enfin, par l’insertion d’images issues du répertoire cinématographique, qui inscrit le film dans un continuum artistique, englobant la littérature, la musique, la peinture et le cinéma. Ce procédé permet d’aborder ce qui occupe l’esprit humain depuis la nuit des temps : l’amour et l’éternité.
Le fait que Sara Fgaier ait donné à Leila, la femme de Gian, des ailes d’aviatrice, projette cette enquête dans une dimension dantesque. Tandis que Gian erre dans les limbes de sa mémoire, Leila survole ces contingences terrestres, évoluant dans une sorte de paradis immémorial. Fgaier déconstruit le temps, ouvrant des pistes spatio-temporelles qui, sans être trompeuses, suivent les méandres des souvenirs fragmentés et parallèles. Cela confère à cette quête un aspect d’escape game auquel non seulement Gian participe, mais aussi toutes celles et ceux qui l’observent, spectatrices et spectateurs compris.
Le choix du Super 16 mm crée une harmonie subtile entre la quête du protagoniste et ses hésitations, incertitudes, moments de dissociation et révélations. Le grain du film enveloppe les images d’une tristesse mélancolique, avec des scènes parfois floues, saturées, traversées de traits de lumière qui insufflent une dimension fantasmagorique, presque irréelle, à cette vie marquée par l’amour absolu. Les images d’archives acquièrent ici une importance structurelle, rompant avec la nature impressionniste du récit pour y introduire un soupçon d’expressionnisme, revitalisant ainsi sa dynamique.
Sulla terra leggeri est une œuvre qui interroge profondément, tant sur le plan intellectuel qu’organique, renvoyant chacune et chacun à sa propre relation à la vie, au deuil, à la mémoire. Qui sommes-nous sans mémoire ? Que reste-t-il de nous si l’on nous oublie ? On peut cependant regretter un certain aspect de carte postale dans le film — mais après tout, si la Ligurie et la Tunisie sont magnifiques, pourquoi ne pas les montrer ! — ainsi qu’une musique très opératique qui, parfois, prend trop de place, étouffant le libre arbitre des émotions individuelles des spectatrices et spectateurs, les entraînant de force dans le maelström des sentiments de Gian.
De Sara Fgaier; avec Andrea Renzi, Sara Serraiocco, Emilio Francis Scarpa, Lise Lomi, Maria Fernanda Cândido, Stefano Rossi Giordani, Amira Chebli, Elyas Turki; Italie; 2024; 94 minutes.
Malik Berkati, Locarno
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