Locarno 2024 – Semaine de la critique : La Déposition, long métrage documentaire de Claudia Marschal, raconte l’histoire d’abus sexuels au sein de l’Église catholique et du refus d’un homme de se taire face aux torts qu’il a dû subir. Rencontre
En 1993, Emmanuel (Emmanuel Siess) a treize ans et est livré à lui-même comme ses deux sœurs aînées. Leurs parents sont trop accaparés par leur café, au détriment de leurs enfants. À l’instar de ses acolytes et des villageois.e.s, Emmanuel, servant de messe dans la paroisse de Winkel (Alsace) se réjouit de l’arrivée d’un nouveau curé, jeune et charismatique. Au fil des mois, Manu croit avoir trouvé un ami en la personne d’Hubert qui l’écoute et semble toujours disponible pour lui.
Un après-midi pluvieux, Emmanuel part à vélo en direction du presbytère qu’il quittera, des heures plus tard, après avoir promis à Hubert de ne raconter à personne ce qui vient de se passer. Des années plus tard, Emmanuel se souvient de ce jour et, avec le travail de sa cousine, la réalisatrice Claudia Marschal, il entame un long et douloureux travail de reconstruction et de retour dans ce passé, un passé trop longtemps tu, car ignoré par les personnes auxquelles Emmanuel a voulu parler, à commencer par son propre père, Robert.
Tout au long du documentaire, le public suit le cheminement d’Emmanuel dont on perçoit la souffrance et dont on ressent et partage les émotions. Un quart de siècle après avoir été victime d’abus sexuels, on cerne combien Emmanuel Siess est toujours en colère parce que personne n’a jamais écouté ses appels à l’aide et que son agresseur, le père Hubert, officie toujours comme clerc pratiquant et reste un pilier de l’Église catholique.
Dans cette région rurale d’Alsace, la religion joue un rôle crucial (la maison de Robert est emplie de crucifix) et les représentants de l’Église sont sur un piédestal, respectés, adulés, et par conséquent bénéficiant d’une aura sacro-sainte. Les ecclésiastiques sont donc intouchables et la parole des victimes inaudible. Pourtant, Emmanuel a tenté de parler à ses parents. Sa mère, aujourd’hui décédé, n’aimait pas qu’il sympathise avec ce curé et trouvait qu’il était trop souvent au presbytère. Son père n’a pas compris, n’a pas voulu comprendre. Aujourd’hui, Robert entend enfin et exprime sa colère, mais peut-être parce qu’il a très mal vécu la conversion d’Emmanuel au protestantisme évangélique …
Le jeune adolescent a tenté de parler à la psychologue de son lycée mais celle-ci connaissait bien le prêtre concerné, ce qui a aussitôt poussé Emmanuel à se muer dans un silence en essayant d’oublier ce qu’il avait subi.
Le baccalauréat en poche, Emmanuel part pour l’Angleterre où il sombrera dans tous les excès, pour tenter d’oublier, même si l’oublie s’avère impossible. Au fil des années, il tente de survivre pour arriver un jour à vivre, tout simplement.
Les années se sont écoulées et c’est sa cousine, la réalisatrice Claudia Marchal, a souhaité le filmer dans son cheminement jusqu’à la déposition. Comme l’indique le titre du documentaire, la déposition est fondamentale et on entend Emmanuel répondre aux questions du policier tout au long du film. Devant nos yeux, Emmanuel chemine pour (r)établir ce chapitre de sa vie qui n’aurait jamais dû voir le jour. Un chapitre resté clos, occulté, d’abord par honte, mais aussi par culpabilité à cause de l’éducation judéo-chrétienne que le jeune homme a reçue, mais surtout à cause du silence qui lui a été imposé par une société bienpensante et condescendante à l’égard des représentants du clergé.
La réalisatrice a choisi de soutenir la déposition de son cousin (qui ne pouvait pas être filmée) par des images d’archives en Super 8 huit, nombreuses, provenant à la fois de la famille Siess comme de la commune du village de Courtavon qui avait pour habitude de filmer les événements, que ce soit les communions, les processions des servants de messe dont Emmanuel faisait partie.
Avec pudeur et sincérité, Emmanuel se dévoile dans son cheminement douloureux. Grâce à cette déposition et au documentaire réalisé par sa cousine Claudia, Emmanuel a dorénavant pu se réapproprier son histoire. Dans le contexte actuel où de nombreux représentants de l’Église catholique sont appelés à rendre compte de leurs actes devant la justice des hommes, et non plus seulement devant la justice des ecclésiastiques très complaisante à l’égard de leurs pairs, le film de Claudia Marchal s’impose dans toute sa dimension sociale, voire sociologie.
En octobre 2021, une commission indépendante sur les abus sexuels au sein de l’Église catholique en France – le rapport Sauvé – estimait qu’il y avait environ 330 000 victimes d’abus sexuels, un chiffre vertigineux qui demeure malheureusement bien inférieur à la réalité d’une part, car nombre de victimes n’osent pas parler et, d’autre part, parce que de nombreux cas ne peuvent pas être jugés en raison de restrictions liées aux délais de prescription.
Le dossier d’Emmanuel a été classé sans suite. Peut-être que, après la vision du film de Claudia Marchal, d’autres victimes se manifesteront… On ne peut que le souhaiter !
Présents dans la ville tessinoise pour parler de ce film que le tandem de cousin/cousine a réalisé ensemble, Claudia Marschal et Emmanuel Siess ont répondu à nos questions au Sopracenerina, au cœur du festival. Rencontre:
Firouz E. Pillet, Locarno
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