Mostra 2025 – concorso : À pied d’œuvre, de Valérie Donzelli, brosse le portrait d’un écrivain prêt à renoncer tout au nom de l’écriture
La cinéaste et actrice française se lance dans la course au Lion d’or en signant l’adaptation du roman éponyme de Franck Courtès, romancier qui a puisé dans sa vie, entre galères d’argent, de petits boulots mal rétribués et de littérature, le sujet de son ouvrage, paru aux éditions Gallimard en 2023.
© Christine Tamal/Pitchipo productions
Après une rupture sentimentale, Paul Marquet, un photographe à succès (Bastien Bouillon), abandonne tout pour se consacrer à l’écriture et découvre la pauvreté et les bas-fonds de l’emploi précaire. Son ex-femme (Valérie Donzelli) et ses enfants partent s’installer au Canada, son père (André Marcon), bourgeois assuré d’une situation financière confortable par son emploi, n’a de cesse de reprocher à son fils quadragénaire son choix de vie. Paul vivote, acceptant de petites missions d’homme à tout faire, qui vont de tondre une pelouse avec des tenailles ou de monter une armoire Ikea en passant par déterrer des buis dans des jardinières, enfermé sur un balcon d’un appartement haut de gamme, sous prétexte que le chien peut s’échapper. Paul espère publier son quatrième roman mais Alice (Virginie Ledoyen), son éditrice chez Gallimard, lui annonce que ses trois premiers romans, trop personnels, n’ont pas atteint les ventes escomptées. Le succès ne vient pas, mais l’éditrice reconnaît le talent de Paul. Pour sa quatrième tentative, il lui faut une œuvre à succès. Le projet d’un livre autobiographique sur la fin d’une histoire d’amour ne la convainc pas. Alice pousse Paul à écrire un ouvrage qui puisse parler au lectorat en le divertissant. Paul se met donc à l’ouvrage en acceptant, sur une application, de menus travaux de plus en plus mal payés. Il se retrouve alors seul avec ses fantômes et son mode de vie radical.
Valérie Donzelli a opté pour la fidélité au roman et ponctue son film de citations de l’ouvrage de Franck Courtès :
« Entre mon métier d’écrivain et celui de manœuvre, je ne suis socialement plus rien de précis. Je suis à la misère ce que cinq heures du soir en hiver sont à l’obscurité : il fait noir mais ce n’est pas encore la nuit. Voici l’histoire vraie d’un photographe à succès qui abandonne tout pour se consacrer à l’écriture et découvre la pauvreté. Récit radical où se mêlent lucidité et autodérision, À pied d’œuvre est le livre d’un homme prêt à payer sa liberté au prix … »
Photographe de renom, Franck Courtès a fait le choix de renoncer à une vie confortable, insouciante, pour le prestige, peut-être illusoire de l’écriture. C’est ainsi qu’il s’est retrouvé dans le système de l’ubérisation du travail, survivant tant bien que mal en évoluant dans le territoire des invisibles: celui du sous-prolétariat. Se mettant à nu avec une franchise que l’on salue, l’auteur se livrait sans filtre tout en offrant une observation pointue et acerbe de notre société. Tous ces éléments se retrouvent dans le film de Valérie Donzelli qui a su savamment ponctuer les moments d’introspection de Paul devant la page blanche et les moments plus intenses alors qu’il effectue de petites besognes que ses mandataires rechignent à exécuter. Dans cette plongée vertigineuse dans un monde du travail déshumanisé, le sens de la formule et la pratique salutaire de l’autodérision de l’auteur se retrouvent dans les répliques du film, dont le scénario a été écrit à quatre mains par Valérie Donzelli et le scénariste et réalisateur Gilles Marchand.
Tout comme la lecture du livre avait le mérite de vous faire comprendre la vie précaire de celles et ceux qui font des petits boulots, le film de Donzelli suit minutieusement la même trame narrative. L’économie des petits boulots, au niveau des personnes directement impliquées, sert de fil conducteur en livrant une galerie de portraits insolites, représentatifs de notre société. En décrivant la prise de contact avec les client·es, la réalisatrice décrit cet univers impitoyable avec quelques touches d’humour, donnant même des conseils pour réussir, à commencer par regarder les pieds des client·es qui permet de décider s’il faut garder ses chaussures ou non en entrant dans leur appartement. Alors que la clientèle défile devant nos yeux, de belles rencontres surgissent, comme celle avec les trois colocataires dont il s’invite à la fête, avec des antennes de carnaval sur la tête remuent avec charme tandis qu’ils le bombardent de questions.
Le film est porté par Bastien Bouillon qui est de tous les plans. Incarnant à merveille cet écrivain charmant et maladroit, l’acteur reste crédible et montre toute l’étendue de sa palette de jeux. S’il nous avait laissés pantois à Cannes cette année dans le film d’ouverture, Partir un jour, endossant le rôle d’un ami d’enfance à l’humour goguenard et gouailleur, le comédien livre ici une prestation remarquable qui permet de constater l’étendue de son talent.
Au niveau cinématographique, À pied d’œuvre offre peu de références hormis à Vivement Dimanche (1983) et Parasite (2019), lorsque le plan depuis la fenêtre du sous-sol du studio de l’écrivain ne montre que le bas des corps des passants, en particulier leurs chaussures, parfois accompagnées d’un chien. Les images sont grises et brunes, comme une ville à la fin d’automne, en écho avec la zone grise où toutes ces petites mains évoluent sans jamais être reconnues ou remerciées pour leurs interventions.
Firouz E. Pillet, Venise
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